Albert Ogien : « L’émergence d’une société de la démerde »

Selon le sociologue Albert Ogien, les mouvements de protestation actuels révèlent un déplacement de la revendication politique, qui se manifeste désormais à l’échelle du territoire.

Pauline Graulle  • 6 novembre 2014 abonné·es
Albert Ogien : « L’émergence d’une société de la   démerde »
© **Albert Ogien** est sociologue à l’EHESS, spécialiste des mouvements sociaux et de la désobéissance civile. Auteur avec Sandra Laugier du *Principe démocratie* (La Découverte, 2014). Photo : AFP PHOTO / REMY GABALDA

Du barrage de Sivens à la ferme-usine des mille vaches en passant par la ligne de TGV Lyon-Turin, les résistances locales prennent de l’ampleur, soulignant une faillite des pouvoirs publics.

En quoi les événements de Sivens s’inscrivent-ils dans la même lignée que la mobilisation autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ?

Albert Ogien : Notre-Dame-des-Landes (NDDL), le barrage de Sivens, la ferme-usine des mille vaches… Toutes ces mobilisations ont en commun d’agréger une série disparate d’individus : ceux qui travaillent sur place et dont le problème est de continuer à faire vivre leur exploitation ; des personnes – jeunes ou moins jeunes – qui occupent un espace disponible pour y vivre sur un mode économe et égalitaire ; des activistes de toute obédience et des militants d’associations écologistes ; enfin, des élus et des dirigeants écologistes. Ils se réunissent ponctuellement autour d’un point de fixation : hier NDDL, aujourd’hui Sivens, demain le chantier de la ligne de TGV Lyon-Turin qui va débuter en décembre côté français.

Y a-t-il une continuité de revendications entre ces mobilisations ? Par exemple autour de l’écologie ?

En tout cas, toutes font entendre des voix qui s’opposent au productivisme (encore que les agriculteurs et de nombreux élus ne partagent pas toujours cette préoccupation), à la marchandisation et aux projets d’aménagement grandioses et inutiles. Autre élément propre à ces luttes : l’importance qu’elles accordent au territoire – comme si, en France, la revendication politique ne pouvait plus s’organiser autour de l’emploi, du pouvoir de la finance, de l’imposition des riches, voire de l’abolition de la propriété privée. Comme s’il n’y avait plus que les terres humides à sauver. Cette réduction de l’espace de la lutte en dit beaucoup sur l’état présent du rapport au politique.

Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics dans la multiplication des résistances locales de type Sivens ?

À Sivens comme ailleurs, les protestataires adoptent, au moins au départ, la non-violence comme stratégie politique. Ce choix, dénoncé par certains comme une faiblesse, est un piège pour le pouvoir, qui doit endosser toute la faute quand il y a des dérapages. À Sivens, on a aussi entendu des jeunes opposants dire qu’ils resteront là parce qu’ils n’ont « plus rien à perdre ». Cette phrase éclaire ce pan de la réalité sociale souvent passé sous silence : la paupérisation croissante de populations emportées dans la financiarisation du capitalisme et, surtout, la mise au ban d’une grande partie de la jeunesse. La dualisation de nos sociétés – entre les bénéficiaires du capitalisme et ceux qui en sont exclus – écarte beaucoup de personnes du système économique central. Et celles-ci commencent à comprendre qu’elles doivent s’organiser hors de ce système, que ce soit en créant des réseaux d’économie sociale et solidaire, en se livrant à des commerces illicites ou en adoptant un mode de vie frugal. Dans le monde du capitalisme financiarisé, de plus en plus de personnes sont obligées de se débrouiller par elles-mêmes pour survivre. C’est l’émergence de cette société de la « démerde » qui apparaît en filigrane, avec les maisons dans les arbres et les yourtes installées à NDDL ou à Sivens.

Le conflit de Sivens est-il aussi le révélateur de l’incapacité du politique à prendre en compte les nouvelles dimensions de l’intérêt général ?

L’affaire du barrage de Sivens pose la question compliquée de la légitimité du système représentatif. Les décisions prises à NDDL et à Sivens l’ont été par des assemblées élues démocratiquement. La rue peut-elle remettre en cause ces décisions ? Les pouvoirs prétendent toujours qu’il ne peut en être question – surtout en démocratie. Ce qui est en jeu est un principe : admettre qu’une minorité puisse remettre en cause ce que la majorité a décidé, c’est rendre légitimes les actions séditieuses et déstabilisatrices. On peut le comprendre. Mais doit-on tirer de ce principe la conclusion que toute décision politique est irrévocable ? En démocratie, on peut admettre qu’une décision prise par une assemblée puisse toujours être reconsidérée, pour autant qu’il existe des arguments raisonnables pour le faire. L’orgueil blessé d’un élu qui ne tolère pas d’être contesté est une attitude inacceptable. Les décisions politiques ne sont jamais irrévocables : ce qu’un pouvoir a fait, un autre peut le défaire. Tout est ici affaire de légitimité. Or, la légitimité peut procéder de différentes sources, et ses conditions peuvent changer avec le temps. Sivens en est la preuve.