Annie Ernaux : La place de l’écriture

Dans le Vrai Lieu, un livre d’entretiens avec Michelle Porte, Annie Ernaux revient sur sa conception de la littérature, hautement politique. Contre les académismes et toutes les formes de domination.

Christophe Kantcheff  • 6 novembre 2014
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Annie Ernaux : La place de l’écriture
© **Le Vrai Lieu** , Annie Ernaux, entretiens avec Michelle Porte, Gallimard, 111 p., 12,90 euros. Photo : C. Hélie / Gallimard

« Annie Ernaux ne brasse que des clichés  […]. La manière dont elle décrit les gens, au lieu d’être délicate, devient presque condescendante. Et quand elle dit : “Au rayon des journaux il y a un monsieur qui regarde les mots fléchés et une autre (sic) qui regarde 60 millions de consommateurs”, elle le dit avec un peu de dédain. » Ainsi s’exprimait à propos du précédent livre d’Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, paru en mars dernier (Seuil), une des critiques du « Masque et la plume » [^2]. Celle-ci témoignait davantage de sa personne, par un propos qui relève du jugement de classe, que du texte lui-même, totalement dépourvu de « condescendance » et de « dédain » (voir Politis n° 1296, du 27 mars).

Ce genre d’approche dépréciative existe donc encore, du moins dans les médias. Malgré le succès (critère pourtant décisif pour ce milieu), la reconnaissance dont jouit Annie Ernaux, et le fait qu’une multitude de lecteurs aient reconnu une part de leur existence dans cette œuvre leur permettant de mieux se percevoir, de mieux se comprendre. Mais peut-être cette dernière raison joue-t-elle davantage contre elle. « Dans la Honte, la Place, Passion simple, explique Annie Ernaux dans le Vrai Lieu, livre d’entretiens qui paraît ces jours-ci, ce n’est pas la particularité d’une expérience que j’ai voulu saisir, mais sa généralité indicible. Quand l’indicible devient écriture, c’est politique. Bien sûr, on vit les choses personnellement. Personne ne les vit à votre place. Mais il ne faut pas les écrire de façon qu’elles ne soient que pour soi. Il faut qu’elles soient transpersonnelles, c’est ça. Et c’est ce qui permet de s’interroger sur soi-même, de vivre autrement, d’être heureux aussi. » Cette dimension émancipatrice des livres d’Annie Ernaux, à l’évidence, reste pour certains dérangeante. Depuis l’Écriture comme un couteau  (2003), le temps est venu, alors qu’elle poursuit son œuvre, d’envisager les motivations et les conditions de son geste d’écriture. Ici, parce que le Vrai Lieu fut d’abord un documentaire réalisé par Michelle Porte, qui a filmé Annie Ernaux là où quelque chose s’est passé pour elle et a rejailli dans son travail, ses considérations réflexives sont d’abord géographiques, une géographie dont l’auteure des Années ne saurait détacher l’histoire et le social. Ainsi, le Vrai lieu commence dans la maison qu’Annie Ernaux habite depuis 1977 à Cergy, dans le Val-d’Oise, le seul endroit où elle écrit ses livres, qui apparaît à bien des égards comme un refuge. Puis l’on passe par Yvetot, en Seine-Maritime, où se trouvait l’épicerie de ses parents, déjà vue dans quelques-uns de ses livres, dont Une femme, qui porte sur sa mère et sur ses rapports avec elle. Elle y revient dans le Vrai lieu, lui rendant hommage, alors que rien entre elles ne fut facile, pour l’éducation qu’elle lui a transmise : en lui donnant un modèle de femme non soumise, volontaire, et en ayant été « une dispensatrice de lecture », ce qui était peu courant dans le milieu populaire qui était le sien.

Les livres, la littérature, la langue, l’écriture : Annie Ernaux en arrive à ce qui fait le cœur du livre. Elle qui, à 22 ans, s’est projetée dans l’écriture « pour venger sa race », c’est-à-dire sa classe sociale – le mot « race » venant de Rimbaud –, explique ici pourquoi elle a modifié sa langue. Si les Armoires vides, son premier livre, avait l’alacrité de la rébellion, Annie Ernaux a ressenti comme une trahison le fait de continuer à écrire de la même manière quand elle a commencé la Place, le livre sur son père : « J’ai compris que l’écriture violente des Armoires vides appliquée, cette fois, non à une narratrice disant “je” mais à “il”, mon père, plaçait celui-ci en position de “dominé”, par rapport à moi-même qui avais la “supériorité” d’écrire sur lui, et surtout par rapport au lecteur. D’une certaine manière, l’écriture de dérision des Armoires vides me plaçait du côté des dominants, creusait la distance avec mes ascendants. » On mesure en outre à quel point sa démarche est aux antipodes du règlement de comptes familial. Tous les livres suivants, jusqu’aujourd’hui, ont été écrits ainsi. À la recherche de « ce dépouillement qui provoque tant d’émotion sans jamais la dire », comme l’auteure le souligne à propos de la Strada, de Fellini, « cette écriture factuelle des choses, qui n’est au fond que de la violence rentrée  […], une violence d’autant plus agissante, je crois, que l’écriture se contente de montrer les faits, sans commenter » .

L’esthétique d’Annie Ernaux, qu’elle explicite tout au long de ces pages, va à rebours des clichés qui pèsent sur son travail. Il ne s’agit ni d’une littérature féminine ( « je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit » ), ni d’autofiction ou d’autobiographie au sens strict (un moi fermé sur lui-même), ni d’une littérature à message délaissant la forme ( « c’est la forme qui bouscule, qui fait voir les choses autrement » ). L’écriture « plate » qu’elle revendique n’est ni lisse ni classique, mais chargée d’expressions populaires, de mots normands et de cassures rythmiques. Comme l’écrit la philosophe Chantal Jaquet, auteure d’un livre passionnant sur ceux qui accèdent à une autre classe sociale [^3], Annie Ernaux « devient positivement barbare, bousculant la syntaxe, subvertissant la langue pour permettre l’irruption des dominés sur le devant de la scène littéraire ». Où l’on retrouve la puissance politique et critique d’Annie Ernaux, qui s’inscrit contre les académismes et toutes les formes de domination (économique, masculine, culturelle…), offrant une œuvre de libération. Impossible, enfin, de ne pas relever, au détour d’une page du Vrai lieu où elle évoque l’évolution du monde, ce propos d’une terrible résonance avec une actualité dramatique : « Il est certain que, ces vingt dernières années, se sont accrues l’injustice sociale, la séparation entre les modes de vie, la différence des espérances entre les jeunes. Les jeunes sont les grands sacrifiés de ce début de troisième millénaire »

[^2]: Olivia de Lamberterie, de Elle, qui s’exprimait après deux autres de ses confrères qui, eux, s’étaient complu dans une beauferie critique ordinaire (émission du 11 mai 2014).

[^3]: Les transclasses ou la non-reproduction, Chantal Jaquet, PUF, 236 p., 19 euros.

Littérature
Temps de lecture : 6 minutes
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