Ces jihadistes, nos enfants

Il est urgent d’interroger une société incapable d’offrir un idéal collectif et qui, au contraire, sacralise la concurrence et la réussite personnelle.

Denis Sieffert  • 27 novembre 2014 abonné·es

C’est une vieille habitude de nos sociétés que de toujours chercher ailleurs les causes de leurs tourments. Tout bon ministre de l’Intérieur sait cela. Le péril vient de l’étranger. Naturellement, cette affaire de « jihadistes français » n’a pas échappé à la règle. Si les « jihadistes » sont français, les causes du mal, elles, nous seraient étrangères. Elles seraient aussi éloignées de nous que possible, par la géographie, par l’histoire, par la religion, par les mœurs. Sans parler de cette arabité avec laquelle une certaine France, empuantie de remugles coloniaux, croit toujours avoir un vieux compte à régler. Or, voilà que nous découvrons que quelques-uns de ces jeunes gens qui rejoignent la Syrie ou l’Irak « ont les yeux bleus », comme on dit, en croyant hypocritement déjouer le piège des mots. Ils sont parfois même de bons chrétiens fraîchement convertis à l’islam, ou à ce qu’ils croient être l’islam.

Le constat a précipité nombre de commentateurs dans un abîme de perplexité. Mais, au fond, cela ne change rien. Qu’ils soient arabes, musulmans, qu’ils aient les yeux bleus ou noirs, qu’ils viennent de nos banlieues ou de villages du Tarn ou de l’Eure, la question est la même. Car ce sont tous nos enfants. Et cette question, soigneusement éludée, est celle-ci : qu’est-ce qui fait que notre société produise une aussi folle révolte ? Certes, le désordre qui s’empare de leur esprit trouve son origine dans une idéologie aux antipodes de nos croyances. Certes, l’organisation de l’État islamique est une secte, et les jeunes gens qui se laissent embarquer dans cette entreprise criminelle ont, sans aucun doute, une fragilité psychique. Ou de terribles illusions. Mais la question demeure. Et la réponse n’est pas seulement « là-bas » ; elle est aussi « ici », dans notre miroir. Nous y voyons une société résignée à l’injustice sociale, dépourvue de projets, inégalitaire au point que dix pour cent de ses élites économiques possèdent soixante pour cent des richesses. Nous y voyons des salaires exorbitants et des retraites chapeau. Nous y voyons une rue peuplée de pauvres, tout juste occupés à survivre, et des Restos du cœur submergés ; une petite paysannerie ruinée et abandonnée au profit de complexes industriels. Nous y voyons un racisme rampant et une islamophobie à la fois massive et objet de dénégations officielles. On y voit des entreprises de dévastation de nos territoires et de notre environnement. Un monde dépourvu d’idéal, mu par l’appât du gain. Nous y voyons des politiques au pouvoir qui consacrent leur énergie à justifier leur impuissance, leurs accommodements et leurs connivences : on ne peut rien, parce que c’est l’Europe, ou la crise, ou la dette, ou tout à la fois. Il est donc aussi urgent d’interroger une société incapable d’offrir un idéal collectif et qui, au contraire, sacralise la concurrence et la réussite personnelle, et qui exalte une « génération » tentée par l’aventure de la City – combien de reportages admiratifs dans nos médias sur ce sujet !

Cependant, on ne s’en tirera pas ici sans évoquer le Proche et le Moyen-Orient. Car si le malaise naît en grande partie de la crise sociale et morale de notre société, il n’est pas indifférent d’observer qu’il se cristallise sur cette région du monde à la fois proche et lointaine. Mais là encore, il n’est pas possible d’externaliser le mal, comme s’il nous était totalement étranger. Il se trouve que l’Irak, la Syrie, la Palestine sont les terres de toutes les trahisons occidentales. Depuis la promesse de Lawrence d’Arabie jusqu’aux guerres américaines en Irak, en passant par l’abandon de l’opposition démocratique syrienne livrée à la fois au régime de Bachar al-Assad et à l’organisation de l’État islamique. Et, par-dessus tout, il y a ce conflit israélo-palestinien qui hante les discours, les plus rationnels comme les plus fous.

Dans un précédent dossier ( Politis n° 1321 « Jihad, pourquoi ils partent »), l’anthropologue Dounia Bouzar soulignait l’importance de la question palestinienne dans les motivations des jeunes « jihadistes ». Cela fait près d’un demi-siècle que les grandes puissances, à des degrés divers de responsabilité, laissent faire, sans presque piper mot, la colonisation des territoires palestiniens, approuvent de terribles opérations de punition collective, et soutiennent un régime d’apartheid qui se cache de moins en moins. Ce mépris de la morale et du droit fait aussi partie de notre société. Contrairement à ce que prétendent certains analystes qui mesurent les conflits au nombre de morts, le drame des Palestiniens n’a peut-être jamais été aussi central qu’aujourd’hui. Non pas tant dans les préoccupations géostratégiques des grandes puissances, que dans la conscience de nombreux peuples et de beaucoup de nos concitoyens. Parce que c’est un peu comme une butte témoin de l’état du monde. Bien entendu, on objectera que l’adhésion à l’organisation de l’État islamique ne sert sûrement pas la cause palestinienne. C’est même tout le contraire. Mais l’instrumentalisation fait partie des méthodes de la secte. Il faut combattre la secte. Mais il faut aussi détruire son discours manipulatoire en lui retirant les « causes » qu’elle usurpe.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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