Contre le débat, la violence d’État

À l’instar de dizaines d’autres luttes en France, la dramatique affaire du barrage de Sivens révèle une indifférence des autorités pour l’intérêt général, motivant la désobéissance civique des militants.

Patrick Piro  • 6 novembre 2014 abonné·es
Contre le débat,  la violence d’État
© Photo : CITIZENSIDE / YANN KORBI

Sivens, Rosa Parks, même combat ? Pour Gérard Onesta, la contestation du barrage de Sivens sur le Tescou (Tarn) a un potentiel équivalent à la rébellion de cette femme noire qui, refusant de laisser sa place à un Blanc dans un bus un jour de 1955, fut à l’origine du démantèlement des lois ségrégationnistes aux États-Unis. Sivens, petit projet – 8,5 millions d’euros de budget, 100 fois moins que pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes –, « mais porteur d’une symbolique immense face à tous les projets dangereux et inutiles », estime le vice-président écologiste de la région Midi-Pyrénées [^2], après la décision prise vendredi dernier par Thierry Carcenac, président PS du conseil général du Tarn, de suspendre les travaux de terrassement sur le chantier du Testet. Autoroutes, lignes ferroviaires à grande vitesse, incinérateurs et décharges, zones d’activités commerciales, aéroports, installations agricoles, industrielles ou sportives, plans d’urbanisation… Depuis une décennie, des dizaines de projets génèrent de vives contestations en France. Comme à Sivens, à Notre-Dame-des-Landes ou à Mont-Saint-Aignan, les points les plus chauds suscitent la formation de « zones à défendre » (ZAD), ces campements de fortune qui visent à bloquer l’action des engins de chantier. Une stratégie d’enlisement souvent gagnante. L’un des premiers succès marquants remonte à la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac dans les années 1970.

Tous ces mouvements naissent localement. Pourtant, si la réaction contre des spoliations ou des nuisances de voisinage est souvent à leur origine, la motivation des opposants puise à des considérations d’intérêt général, où l’on retrouve une critique d’une vision considérée comme passéiste du développement et de l’aménagement du territoire : les « anti » fustigent des projets surdimensionnés, fondés sur des études prospectives irréalistes (croissance de l’activité, fréquentation…), à contre-courant des credo officiels sur la transition énergétique ou la lutte contre le dérèglement climatique. En effet, dans la quasi-totalité des cas, l’argumentaire comporte une forte dimension environnementale : des dizaines d’hectares de terres agricoles sont promises au bétonnage, la protection de l’eau passe au second plan, des espèces protégées seront détruites, la qualité de l’air sera dégradée, les compensations écologiques sont ridicules, la consommation d’énergie va bondir… Et la situation ne s’est pas améliorée depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, loin s’en faut. « La cause de l’écologie a connu un sérieux recul dans presque tous les domaines, commente Denez L’Hostis, président du réseau France nature environnement (FNE), où militait Rémi Fraisse, le jeune écologiste tué au Testet. Et nous sommes alarmés par les simplifications et dérogations prévues par le gouvernement dans les procédures d’autorisation des projets, le fameux choc de simplification, auquel nous voulons opposer un choc de démocratisation qui renforcerait au contraire le contrôle citoyen sur les processus de décision publique. »

De fait, soulignent les contestataires, ces « grands projets inutiles et imposés [^3] » tendent à servir d’abord des intérêts particuliers, et le soutien obstiné qu’ils reçoivent des pouvoirs publics devient rapidement suspect : on va privatiser les profits et faire porter à la collectivité la charge des inconvénients ainsi que la facture (financière, écologique, sociale). Où est l’intérêt général de l’exploitation des huiles et gaz de schiste ou du grand stade de football de l’Olympique lyonnais, dont certaines infrastructures seront payées par les contribuables ? Comme le barrage de Sivens, le silo géant de Bû (Eure), décidé sans la moindre consultation, servira à quelques céréaliers. Le centre de stockage de déchets nucléaire de Bure (Meuse) a été imposé par l’industrie de l’atome. La ligne à grande vitesse (LGV) Pays basque, rejetée par des dizaines de milliers d’habitants, ne ferait gagner que quelques minutes sur le trajet Bordeaux-Bayonne. La nouvelle liaison ferroviaire Lyon-Turin profitera à de grands industriels des travaux publics. Le centre EuropaCity de Gonesse (95), du groupe Auchan, veut s’imposer au détriment de l’agriculture de proximité. La ferme picarde des mille vaches, qui menace l’élevage laitier, est le fruit de la lubie d’un industriel solitaire.

Et puis les méthodes de l’administration et des pouvoirs publics sont sur la sellette. Il est courant de biaiser, par des données lacunaires ou obsolètes, l’instruction conduisant à la déclaration d’utilité publique (DUP), sésame des projets, derrière laquelle se retranchent les décideurs pour réfuter tout débat ultérieur. Les opposants qui, à force d’opiniâtreté, acquièrent une grande connaissance des dossiers présentent-ils des alternatives étayées, tel le développement du recyclage à Clermont-Ferrand en lieu et place de l’incinérateur géant, ou bien la mise à niveau de l’aéroport de Nantes plutôt que de construire Notre-Dame-des-Landes ? Elles sont systématiquement rejetées, les promoteurs des projets se limitant à corriger leur projet à la marge pour en atténuer quelques inconvénients.

Les recours en justice ? Ils n’arrêtent pas les projets, à l’exception notable de Notre-Dame-des-Landes, mais par une décision politique arrachée après plusieurs années d’une mobilisation devenue d’ampleur nationale. « Les bulldozers vont plus vite que les tribunaux, nous perdons régulièrement sur le terrain judiciaire. Ce pays souffre d’une insuffisance démocratique », déplore Denez L’Hostis. L’examen du dossier du barrage de Sivens est édifiant. « Quelle transparence, quelle concertation, quelle prise en compte de la parole citoyenne ? », demandent les militants devant l’attitude du conseil général du Tarn, maître d’ouvrage du projet, de la préfecture, mais aussi de l’Agence de l’eau Adour-Garonne ainsi que des ministères de l’Agriculture et de l’Écologie. En trois ans et demi d’échanges et de tentatives de débat sur la pertinence du projet, le Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet a répertorié une trentaine d’épisodes illustrant « l’attitude antidémocratique des pouvoirs public »  : rétention de documents publics, courriers sans réponse, réponses hors sujet, enquête publique organisée pendant les vacances d’été, pièces défavorables au projet négligées lors de la consultation, réponses dilatoires, rendez-vous reportés, débat contradictoire sans cesse esquivé sous des prétextes évolutifs, procédures peu transparentes lors des votes du conseil général, affirmations mensongères concernant l’usage de l’eau de la retenue projetée, anomalies dans le dossier de financement ^4, etc.

Le collectif, après deux ans et demi de bataille et un recours à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), a fini par obtenir une pièce majeure du dossier, une étude de la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG) datant de 2001 et qui a servi à définir le projet pour le compte du maître d’ouvrage. Quelle justification pour les volumes d’eau dévolus à l’agriculture, à la salubrité et au soutien d’étiage du Tescou ? Combien d’agriculteurs s’engagent à acheter cette eau, à quel tarif, pour quelles surfaces à irriguer ? Pourquoi un barrage aussi important plutôt qu’économiser l’eau et optimiser les 200 retenues collinaires existantes ? À ces questions basiques posées en février dernier, le collectif n’obtiendra jamais de réponses de Thierry Carcenac. « Nous ne demandions qu’une confrontation d’arguments, souligne Ben Lefetey, cheville ouvrière du collectif. De bout en bout nous avons été traités comme des infréquentables, par un mépris profond et organisé. »

Il faudra attendre le rapport d’expertise demandé en septembre par la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, sous la pression du collectif. Les critiques sont assassines : les données d’irrigation et de pollution sont obsolètes, le barrage est largement surdimensionné, le coût pour la collectivité est très important, au profit d’une trentaine de cultivateurs de maïs seulement, le plan de financement est équilibriste, l’étude d’impact environnemental est médiocre, alors que la zone du Testet est d’intérêt écologique reconnu, et aucune alternative n’a été étudiée [^5]. « Pas étonnant, s’élève Gérard Onesta, la CACG, qui est contrôlée par les élus locaux, est au cœur d’un conflit d’intérêts, à la fois force de proposition, fabricant de barrage et vendeur d’eau ! » Pour Florence Denier-Pasquier, avocate spécialiste du droit de l’eau et vice-présidente de FNE, aucun doute : le dossier, qui avait passé outre deux avis défavorables du Conseil national de la protection de la nature (CNPN), était promis à l’annulation « sous deux ans » devant les tribunaux. « Mais le barrage aurait été construit entre-temps, dans l’illégalité, sur la base d’une étude d’impact pipée et d’une consultation locale faussée de facto, qui ont servi à instruire la déclaration d’utilité publique. Nous sommes sur un territoire où les pouvoirs locaux bidouillent les lois de la République ! L’État de droit est bafoué en permanence, et le système de décision de la chose publique, en France, laisse les militants démunis. À Sivens, nous aurons tout fait pour éviter les affrontements. [^6] » Une faillite de la démocratie représentative qui justifie la désobéissance civique, pour l’eurodéputé José Bové [^7]. De nombreux militants écologistes estiment ainsi que Rémi Fraisse a été la victime d’une violence d’État qui s’est déployée bien en amont des événements tragiques du 25 octobre. Une dernière étape qui a vu le gouvernement, monté en première ligne, jeter de l’huile sur le feu.

« Pourquoi ne pas avoir décrété un moratoire sur le chantier, alors que des recours judiciaires étaient engagés contre les arrêtés d’autorisation ? Au lieu de cela, tout s’est accéléré », déplore Ben Lefetey. Le socialiste Thierry Carcenac se présentait à l’élection sénatoriale, et le délai d’obtention des subventions européennes arrivait à échéance, « mais c’est bien Manuel Valls qui était aux commandes », accuse le militant. Le 6 septembre, en Gironde, alors que les bulldozers rasent le Testet, le Premier ministre se félicite d’avoir « tenu bon à Sivens » devant un parterre de jeunes agriculteurs, qualifiés « de vrais écologistes » car « au cœur de la nature ». Quant à Ségolène Royal, qui a semblé tirer son épingle du jeu, son attitude laisse le collectif amer. « Elle aura mis dix jours pour répondre à notre demande de rendre public le rapport d’experts, geste qui a mis fin à la grève de la faim de deux militants, restés respectivement 55 et 61 jours sans s’alimenter, rappelle Ben Lefetey. L’affaire de Sivens a failli se solder par deux morts de plus. »

[^2]: France Info, 31 octobre.

[^3]: À lire : le Petit Livre noir des grands projets inutiles, Camille, Le Passager clandestin, 2013.

[^5]: Voir Politis du 30 octobre.

[^6]: Voir le témoignage d’un fonctionnaire sur le site www.eauxglacees.com

[^7]: Entretien dans Libération, 1er novembre.