Mexique : La descente aux enfers d’un pays

Il y a deux mois, des étudiants ont été massacrés dans l’État du Guerrero. Un drame, après bien d’autres, qui met en évidence une corruption politique généralisée. Correspondance à Mexico, Françoise Escarpit.

Françoise Escarpit  • 27 novembre 2014 abonné·es
Mexique : La descente aux enfers d’un pays
© Photo : Manuel Velasquez / Anadolu Agency / AFP

Au Mexique, des noms de villes ou de villages sont devenus synonymes de tragédies et de massacres : en 1995, Aguas Blancas (Guerrero) ; en 1997, Actéal (Chiapas) ; en 1998, El Charco (Guerrero) et El Bosque (Chiapas) ; en 2009, le drame de la garderie ABC, à Hermosillo (Sonora) ; en 2010, le massacre de collégiens et de lycéens à Ciudad Juárez (Chihuahua) ; et celui d’étudiants dans l’État de Morelos en 2011. En 2011, encore, l’assassinat de migrants à San Fernando (Tamaulipas)… Il faut également rappeler, depuis le début des années 1990, les « mortes de Juárez » et les nombreux journalistes mexicains assassinés (80) et disparus (17). Enfin, en juin de cette année, à Tlatlaya (État de Mexico), 22  jeunes ont été exécutés par des soldats alors que, selon un témoin, ils s’étaient rendus. C’est dans ce contexte que le 26 septembre, à Iguala (Guerrero), des étudiants de première année de l’École normale rurale d’Ayotzinapa, venus collecter des fonds pour se rendre à Mexico à la manifestation du 2 octobre, commémoration du massacre de 1968 sur la place des Trois-Cultures, sont attaqués à deux reprises par la police locale et des hommes de main. Deux élèves, deux membres d’une équipe de foot de Chilpancingo, la capitale de l’État, et une passante sont tués. Il y a 25 blessés. Au petit matin, on retrouve un dernier mort, un étudiant torturé, la peau du visage arrachée. Et, à Ayotzinapa, 43 jeunes manquent à l’appel.

Des coupables idéals sont très vite désignés, puis arrêtés : des policiers, mais surtout le maire d’Iguala, du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche), José Luis Abarca, signalé pour assassinat en février dernier dans le rapport d’une mission d’observation sur les droits humains, qui a donné l’ordre à la police municipale d’écarter tout ce qui pouvait troubler la cérémonie au cours de laquelle sa femme, Maria de los Angeles Pineda, allait lancer sa candidature aux prochaines élections. Il reste seize écoles normales rurales au Mexique, héritières de l’ambition de la Révolution de donner une éducation de qualité dans les campagnes et « d’enseigner leurs droits aux gens ». Elles sont victimes d’un harcèlement permanent.Créée en 1926, Ayotzinapa compte plus de 500 étudiants, indiens dans leur majorité, issus des couches les plus pauvres de la société, formés au niveau licence. Comme il est impossible de leur demander de l’argent pour les droits d’inscription, ils doivent fournir savon, papier hygiénique, denrées de base… Ils cultivent les terres qui entourent l’école car l’État donne moins de trois euros par jour et par élève. Chaque année, ils doivent se mobiliser pour réclamer des fonds afin d’entretenir et de faire fonctionner l’internat. Leurs actions sont systématiquement criminalisées et réprimées. En 2011, deux étudiants ont été tués pendant l’une de ces manifestations.

Dans la cour de l’école qui domine la vallée de Tixtla, Mariana, sœur d’Israël, l’un des disparus, raconte comment elle a su par une mère qu’il se passait « quelque chose » à Iguala et qu’il y avait des morts. « On a attendu ici toute la journée. Certains sont arrivés, pas lui. Ne pas savoir, c’est terrible. » Teresa, la mère de Martin, a « appris par la télé ». « Nous sommes arrivés à Iguala à 8 h du matin. Nous sommes allés à la prison, puis à la morgue… Personne ne s’est occupé de nous. On nous a dit qu’ils avaient été descendus violemment du bus et mis dans des camionnettes. Depuis, nous attendons. » Lorsque le ministre de la Justice rencontre les familles pour leur annoncer, avec force détails mais sans preuves, la « mort » de leurs enfants, c’est dans un hangar de l’aéroport de Chilpancingo. Avant de repartir à Mexico faire un macabre show télévisé. Aujourd’hui, les parents des 43 sont excédés. L’enquête de la gendarmerie (formée par la France) n’avance pas, et ils sont décidés à mener leurs propres recherches avec l’aide des polices communautaires, « sans provoquer de tensions avec les éléments de sécurité déployés dans la région ». Le 20 novembre, sur la place centrale de Mexico, devant des dizaines de milliers de personnes, ils ont également exprimé leur volonté « de changer ce pays une fois pour toutes ». Le Mexique vit une période de décomposition accélérée. L’État a perdu toute souveraineté financière, alimentaire et économique avec l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), et militaire avec le plan Merida. Le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), revenu au pouvoir après douze années d’absence, a installé à la présidence une marionnette, issue de l’un des groupes de pouvoir les plus puissants du Mexique.

Enrique Peña Nieto, gouverneur de l’État de Mexico en 2006, en poste au moment de la répression d’Atenco, au cours de laquelle 27 femmes ont été violées par des policiers, est chargé d’achever les réformes structurelles engagées il y a un quart de siècle avec l’entrée en vigueur de l’Alena, qui a apporté misère et de violence en privant les paysans de leurs cultures traditionnelles, au profit des importations états-uniennes. Il faut poursuivre la privatisation de la terre, de l’eau, de l’énergie, de l’éducation… Une véritable guerre engagée contre le peuple pour s’approprier des biens communs. Dans l’État de Guerrero, les transnationales minières tentent d’accaparer les terres, et les narcos dépouillent les paysans pour faire fleurir golfs et hôtels à Acapulco. Pris dans les scandales d’une corruption généralisée, le Président, à la veille de son départ en Chine, a dû dénoncer la concession accordée à un groupe chinois et à d’autres entreprises liées au groupe économique dont il représente les intérêts, ainsi qu’à la française Systra SNCF, pour la construction d’un train de Mexico à Queretaro. En même temps, apparaissaient dans la presse les photos d’une maison hollywoodienne que lui ou sa femme aurait récemment acquise.

Le drame d’Iguala fait trembler les fondements de l’État mexicain, dont tous les pouvoirs, et à tous les niveaux, sont mis en cause. Tous les partis aussi, y compris le PRD, qui ne peut plus nier que le choix de ses candidats obéit à des stratégies clientélistes plus qu’à une éthique politique. C’est la pointe visible d’un iceberg dont la partie immergée est tellement chargée de morts et de disparus, de répression et d’impunité, de libéralisme sauvage et de misère, d’injustices et de corruption qu’elle menace de renverser tout l’édifice.

Monde
Temps de lecture : 6 minutes

Pour aller plus loin…

Droit international : quand règne la loi du plus fort
Monde 9 juillet 2025 abonné·es

Droit international : quand règne la loi du plus fort

Les principes du droit international restent inscrits dans les traités et les discours. Mais partout dans le monde, ils s’amenuisent face aux logiques de puissance, d’occupation et d’abandon.
Par Maxime Sirvins
Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face

Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
Par Pierre Jacquemain
La déroute du droit international
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.
Par Denis Sieffert
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier