En Tunisie, l’art reprend la rue

Une expérimentation autour de l’« artiste citoyen » s’est posée dans la médina de Tunis.

Anaïs Heluin  • 18 décembre 2014 abonné·es
En Tunisie, l’art reprend la rue
© Photo : Augustin LeGall

Organisé par une formation euro-méditerranéenne, la FAI-AR (Centre européen de formation artistique en espace public), et l’association tunisienne L’Art rue, dirigée par les chorégraphes Sofiane et Selma Ouissi, le laboratoire autour des arts de la rue a confirmé la vigueur de ce nouveau territoire d’expression en Tunisie « C’est ce qu’il nous faut. Des actions silencieuses, après toutes les paroles qu’a suscitées la révolution. De l’art qui nous rassemble et qui investisse l’espace public que nous avons eu tant de mal à conquérir. » Avec ces mots, mardi 25 novembre, une jeune femme sur le chemin du travail exprimait ce que pensaient bien des personnes rassemblées sur la place de la Victoire.

À l’entrée de la médina de Tunis, cette place bordée de cafés était alors le théâtre d’une étrange chaîne humaine. Silencieuse et pleine de présences théâtrales. Celle de Majd Mastoura, comédien initiateur de la «   street poetry   » (poésie de rue) à Tunis. Celle du clown colombien Camilo Acosta Mendoza et de tous les membres du groupe dirigé par le danseur et chorégraphe Sofiane Ouissi. Cofondateur de l’association L’Art rue avec sa sœur Selma, celui-ci a investi du 10 au 28 novembre la médina de la capitale avec la FAI-AR – formation supérieure d’art de rue installée à Marseille. Au programme, un atelier sur le thème «   Conflits et résistances   : l’artiste citoyen et l’espace public tunisiens   ». Destiné aux seize apprentis de la FAI-AR, à onze artistes tunisiens émergents et à dix étudiants comédiens du Théâtre national de Tunis, ce workshop a prouvé le dynamisme des artistes tunisiens engagés dans une pratique d’art de rue, et soulevé l’enthousiasme du public. Sur la place de la Victoire, dans le souk, auprès des artisans, et même dans un des cafés de la médina, stagiaires et professeurs ont rencontré de nombreux sourires. Se sont agrégés aussi des partenaires de jeu, qui sont entrés dans la chaîne humaine de Sofiane Ouissi, ont chanté avec Alia Sellami et ses élèves, parlé avec la comédienne Souad Ben Slimane, ouvert leur lieu de travail au groupe de la plasticienne Sonia Kallel ou regardé la photographe Héla Ammar filmer des scènes surréalistes aux quatre coins du quartier.

Mais, pour les cinq professeurs et leurs stagiaires, la rencontre n’a pas toujours été facile. «   La médina est un espace confiné, renfermé dans les remparts de Tunis, et à deux vitesses. Celle des habitants et celle des commerçants. Il nous a fallu entrer dans le rythme du lieu   », explique Héla Ammar, dont le groupe a justement décidé de traiter en vidéo le décalage en question. Par exemple, via l’image d’un marié hyperactif tournant autour de sa dulcinée immobile. Malgré les difficultés, le bel accueil réservé aux propositions des artistes a confirmé les dires de Sofiane Ouissi, selon qui «   l’art de rue est né du désir de la société tunisienne, et continue de vivre de ce désir   ».

Un mouvement que Sofiane Ouissi compte poursuivre et enrichir d’une portée pédagogique : «   L’art de rue n’a pu vraiment éclore en Tunisie que depuis la chute de Ben Ali. Les artistes manquent alors encore d’outils critiques et pédagogiques pour réfléchir aux gestes artistiques qu’ils déploient dans la rue.   » Avec la formation menée avec la FAI-AR et d’autres initiatives de ce type, il tend à combler progressivement cette lacune. Ce en quoi Jean-Sébastien Steil, le directeur de la FAI-AR, est prêt à l’accompagner. Pour le bien des jeunes artistes tunisiens et pour celui de ses stagiaires français. Pour lui, Sofiane et Selma Ouissi ont «   cristallisé un désir général de s’emparer de l’espace public, et cela à une époque où tout rassemblement de plus de trois personnes était interdit   ».

Tout a commencé le 7 novembre 2007. Après plusieurs mois de préparation clandestine, les deux artistes lançaient leur festival Dream City, biennale d’art contemporain dans l’espace public. Pas moins de 5 000 personnes étaient au rendez-vous. Sept ans et deux éditions du festival plus tard – en 2010 et 2012 –, 58 créations d’artistes tunisiens ont été produites par L’Art rue. Tout au long des performances de novembre, des tensions entre élèves français et tunisiens ont révélé d’importantes différences dans la manière d’appréhender l’art de rue. Et c’est ce qui intéresse Jean-Sébastien Steil, qui rappelle qu’ «  en France et en Europe les arts de rue sont les héritiers des contestations étudiantes des années 1970. Ils ont été le relais de la souffrance d’un peuple   ». Déplorant que, «   si les compagnies historiques du secteur continuent de porter cette dimension politique, leurs références commencent à être datées   ». En menant ses apprentis au cœur de la médina, le directeur de la FAI-AR a voulu leur faire appréhender l’urgence du théâtre de rue tunisien. Son inventivité aussi, liée au fait que, «   si les artistes tunisiens connaissent l’agit-prop situationniste et Foucault, ils ne construisent pas leur rapport à l’urbain en fonction de ces références   ».

Les restitutions des élèves au terme de leurs trois semaines de formation ont confirmé ces propos   : en Tunisie, l’art de rue se forge avant tout selon les réactions du public. Ainsi, le groupe de Sonia Kallel a centré son travail autour d’un lieu et d’une rencontre   : la médersa Chémaîa, occupée par un maroquinier. Un beau moment a aussi été offert par l’atelier d’Alia Sellami, qui a imaginé une déambulation à partir de son lien avec un groupe de jeunes venus spontanément à lui. «   Les premiers jours, j’avais mis en place avec mes élèves un code vocal très simple et précis. Quand nous sortions dans la médina, nous chantions de petites choses, presque des onomatopées. Un matin, nous avons été accueillis par ces mêmes sons chantés par des enfants. Ils nous appelaient   », raconte Alia Sellami.

Lors de ses « voyages dans le corps médina  », Sofiane Ouissi a quant à lui demandé aux personnes rencontrées au hasard du labyrinthe planté au cœur de Tunis de reproduire devant sa caméra un geste symbole de révolution. Beaucoup se sont prêtés au jeu, offrant au chorégraphe et à ses stagiaires des poings levés et des visages rieurs. Grâce à ces participations d’inconnus, sorte de dons, Sofiane Ouissi veut croire en la capacité des arts de rue à «   ouvrir des espaces utopiques en Tunisie   ». Où la censure n’imposerait plus sa loi. Elle qui est aujourd’hui «   plus difficile à cerner qu’hier car elle n’est plus imposée par le pouvoir mais réside maintenant chez les citoyens, dont certains refusent de laisser les artistes aborder la religion et ce qui s’y rapporte – c’est-à-dire presque tout   ». Sofiane Ouissi a bon espoir. À cette heure, il fait tout pour que Dream City, qui faute de moyens n’a pu voir le jour en 2014, ait bien lieu en 2015.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes