[Archives] Michel Rocard : « Retrouver une vie liée à des valeurs non marchandes »

Michel Rocard regrette que la réduction du temps de travail soit devenue taboue. Il souhaite qu’on y revienne par la négociation plutôt que par la loi.

Denis Sieffert  et  Pauline Graulle  • 29 janvier 2015
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[Archives] Michel Rocard : « Retrouver une vie liée à des valeurs non marchandes »
© Photo : Joël Saget/AFP

C’est en philosophe autant qu’en politique que Michel Rocard a évoqué devant nous la nécessité de replacer la question de la réduction du temps de travail dans l’espace public. Selon l’ancien Premier ministre, il s’agit surtout d’améliorer la qualité de vie en ménageant du temps libre destiné aux loisirs ou à l’accomplissement de nouvelles fonctions sociales. Ce qui n’exclut pas un bénéfice économique en termes d’emploi.

Pourquoi parler des « 35 heures » est-il devenu si difficile aujourd’hui ?

Michel Rocard : Du temps de l’affaire Dreyfus, le caricaturiste Caran d’Ache avait dessiné deux vignettes. La première montrait une maîtresse de maison recevant des invités, avec cette légende : « Il ne faut pas qu’ils parlent de l’affaire. » La seconde représentait une table renversée, des chaises cassées, un souk pas possible, avec la légende : « Ils en ont parlé. » Aujourd’hui, en France, il y a deux sujets dont on ne peut pas parler sans que les faits disparaissent derrière les fantasmes et la désinformation : le nucléaire civil et la durée du travail. Pourquoi ce fort tabou autour des 35 heures ? D’abord pour des raisons techniques, car il est complexe de parler de ce sujet simplement dans les médias. Mais aussi pour une raison philosophique : nous vivons dans une société qui a peur du temps libre. Culturellement, la télévision et le commerce lui ont fait perdre la fascination qu’il exerçait autrefois. Notre société a détruit la grande construction des Grecs : la dignité de la vie. Souvenons-nous qu’à Athènes le citoyen, l’homme libre, ne travaillait pas. Le travail, c’était pour les esclaves. L’épanouissement d’une vie avait lieu dans l’art, la rhétorique, le sport, le lien avec ses amis… Le combat pour la réduction du temps de travail doit être un combat pour retrouver le temps d’une autre forme de vie, liée à des valeurs non marchandes (savoirs, culture…) qui tendent à disparaître : les gens ne chantent plus, ne dansent plus… On a perdu quelque chose de vital.

Il y a aussi l’aspect strictement économique…

Michel Rocard regrette que la réduction du temps de travail soit devenue taboue. Il souhaite qu’on y revienne par la négociation plutôt que par la loi.

Pour cela, il faut revenir à l’histoire du capitalisme. Celui-ci se généralise au moment de la création de la machine à vapeur (qui permet de faire travailler un grand nombre de personnes sur une source unique d’énergie) et de la société anonyme (qui permet de grouper beaucoup d’épargnants autour d’un projet financier). À cette époque, on travaille 17 heures par jour, sans congés payés ni retraite. Dans les années 1850, en Allemagne rhénane ou en région parisienne, les ouvriers triment jusqu’à 4 000 heures par an, et ils ont tout de même des difficultés pour se nourrir ! Le 1er mai 1886, aux États-Unis, un mouvement social d’ouvriers demandant la journée de 10 heures « seulement » est réprimé dans le sang. Toujours est-il que, de grève en grève, la durée du travail baisse progressivement. Et partout de la même manière : l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest passent à 3 000 heures travaillées par an aux environs de 1900, puis à 2 000 heures autour de 1936. À l’approche de la guerre, cette diminution marque un temps d’arrêt : il faut construire des armes et donc beaucoup travailler. Mais, dès que la reconstruction de l’après-guerre est achevée, la réduction reprend. Il faut noter que jamais, nulle part, la loi ne s’en mêle. L’affaire se règle dans une confrontation directe entre ouvriers et patrons. Bien vite cette bataille devient aussi importante dans le monde syndical que le combat pour l’augmentation des salaires. À une exception près : la France. Après la Commune de Paris, où 25 000 ouvriers ont été assassinés, et notamment ces ouvriers lettrés qui travaillaient dans les imprimeries, la classe ouvrière est redevenue un bétail qu’on traite à la schlague et à qui on interdit de se syndiquer. Alors qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne cela fait soixante ans que les syndicats travaillent à négocier le temps de travail et la paye, le syndicalisme français, à force d’avoir été réprimé par le patronat, se construit sur des valeurs révolutionnaires et anarchistes. Avec pour conséquence une opposition qui devient une incapacité à négocier.

Il y a quand même eu, avec le Front populaire, une baisse historique de la durée du travail…

En 1936, la France, qui a conduit le Front populaire au pouvoir, subit le choc de la crise de 1929 : on compte 1,5 million de chômeurs, qui ne touchent pas d’allocations. C’est le gouvernement qui établit cette fameuse loi réduisant le temps de travail à 40 heures par semaine, pas le syndicalisme. Mais, au même moment, il y a les congés payés, donc des coûts supplémentaires. De plus, la France a besoin de se réarmer pour faire face à Hitler. Or, la loi est trop rigide. Elle empêche de produire plus là où il le faudrait. Ce qui fait que la loi, brutale et systématique, conduit à une baisse de la production. Reportée par le Front populaire, cette loi sur les 40 heures ne sera appliquée qu’en 1948 ! Dans les années 1950, le mouvement de baisse reprend, jusqu’en 1972. Du fait de la saturation du marché de l’automobile et de l’électroménager, la croissance commence alors à s’effondrer. Parallèlement, la revendication syndicale change. Le monde salarial s’approche des 40 heures par semaine : le travail n’est plus tuant – au sens propre du terme – et les salariés, qui veulent consommer davantage, se replient sur des revendications ayant trait à la rémunération. Résultat, dans les années 1970-1980, la classe salariale renonce à sa très ancienne priorité historique de baisse de la durée du travail. Pourtant, s’il est légitime de dire que le capitalisme, pendant un siècle et demi, à l’exception de rares et courtes périodes de crises, a été une économie de plein-emploi permanent, c’est bien parce que la durée du travail a baissé de 80 % !

Avec la robotisation, y a-t-il aujourd’hui de nouvelles raisons de s’acheminer vers une réduction du temps de travail ?

Il est sûr que, depuis l’explosion de l’industrie automobile, on n’a pas trouvé de produits industriels de remplacement générant autant de travail ! Plus globalement, la réduction du temps de travail va dans le sens de l’histoire. Georges Friedmann, immense sociologue français du travail, emploie dans sa préface à la réédition de 1962 du Travail en miettes l’expression « la fin du travail [^2] ». La philosophe Hannah Arendt écrit elle aussi dans les années 1960 : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » Jeremy Rifkin [auteur de la Nouvelle Société du coût marginal zéro, 2014, NDLR] le dit lui aussi [^3].

Vous semblez toutefois très opposé à la réduction du temps de travail par la loi.

Parce que, par la loi, ça n’a jamais marché. L’inconvénient avec la durée du travail, c’est que c’est très compliqué ! Dans une même entreprise, vous avez des gens qui achètent les produits, d’autres qui s’occupent de l’énergie, d’autres qui sont en relation avec les clients, etc. Comment faire travailler tous ces gens à la même cadence ? Une loi globale ne peut le faire. On a besoin de détails et de compréhension, ce qui passe par des accords négociés. Or, ni les syndicats ni le patronat n’ont l’habitude du dialogue social, ce qui fait qu’on en passe toujours par la loi. Souvenez-vous du passage aux 39 heures : Mitterrand est élu en 1981, il y a déjà près de 3 millions de chômeurs. Nous sommes alors nombreux à penser que l’on ne peut pas faire baisser le chômage sans diminuer la durée du travail, mais on se souvient aussi de l’échec de 1936. Hélas, les choses s’emmanchent mal. Folle de colère à l’idée que la baisse de la durée du travail pourrait entraîner une baisse de rémunération, la CGT veut maintenir la durée du travail à 40 heures. Ce qui conduit François Mitterrand à proposer son fameux « 39 heures payées 40 », qui déclenche la fureur pure et simple du patronat et casse les reins à ceux des syndicalistes qui se préparaient à négocier. Résultat, le passage aux 39 heures n’a eu aucun effet macroéconomique perceptible. Et il n’a plus été possible de parler du sujet pendant très longtemps ! Sept ans après ce brillant épisode, je deviens Premier ministre. Bien que convaincu qu’il faut continuer à réduire le temps de travail, vu l’état de la gauche officielle, jacobine et parlementaire, vu l’état dans lequel se trouvent le patronat et la CGT, je n’y touche pas. Dix ans plus tard, mon ami Lionel Jospin devient à son tour Premier ministre. Avec 3,5 millions de chômeurs, le scandale du non-usage de la baisse de la durée du travail pour résorber le chômage et la précarité devient écrasant. Il n’y a plus le choix. Je milite alors, avec quelques autres, pour promouvoir un processus passant par l’incitation, et non la contrainte de la loi, en proposant qu’une forte baisse de la durée du travail corresponde à une forte baisse des cotisations payées par les entreprises. C’est, grosso modo, ce que proposera en 1996 la loi Robien, mais dans des proportions moindres. Hélas, les socialistes ont voté contre pour des raisons politiciennes et sans penser à l’intérêt des travailleurs… Le bureau national du PS n’ira pas dans notre sens alors que, ironie de l’histoire, Dominique Strauss-Kahn vient d’inventer ses emplois-jeunes, dont le coût est huit fois celui de la création d’un emploi supplémentaire par notre méthode ! Martine Aubry devient ensuite ministre et choisit la solution de la contrainte et de la sanction, alors que l’histoire avait montré par deux fois que ça ne marchait pas.

D’où le succès mitigé que l’on sait…

La bataille a été terrible : la loi Aubry I a été un petit succès ; les lois Aubry II ont entraîné une pagaille générale à l’hôpital et dans les entreprises privées. L’UMP a choisi de faire des 35 heures l’emblème de sa bataille contre le pouvoir, rejointe par des patrons de PME heureux de saboter la loi. Au bout du compte, 350 000 emplois ont tout de même été créés. Mais, avec une autre méthode, cela aurait été un million en deux ou trois ans, et 2 millions par la suite ! Alors moi, je suis têtu, et je continue de dire qu’il faut reprendre ce sujet, mais à l’aide de vraies négociations.

Est-ce possible aujourd’hui ?

Là où nous en sommes, il faut commencer par débunkériser les cervelles. Pour pouvoir parler sereinement en citant les justes chiffres. La France est en 2013 à 37,5 heures de travail hebdomadaires en moyenne, la Grande-Bretagne à 36,5, l’Allemagne à 35,3 [^4] et les États-Unis à 33,7 (en 2007). Or, le chômage, pour nous, c’est 11 % et en Allemagne et aux États-Unis 5 %. Vous tirerez les conclusions qui s’imposent. J’entends beaucoup de gens dire : « Rocard vieillit et il a une nouvelle marotte : la réduction du temps de travail », mais mes convictions remontent à la fin des années 1970 ! Je me souviens d’une double page dans Libération qui m’avait illuminé. C’était dix ans après 1967, une année noire pour la sidérurgie mondiale. Cette crise avait alors contraint certains sous-traitants en Lorraine à passer à 30 heures hebdomadaires. En 1977, Libé est allé faire une enquête chez les syndicalistes lorrains, qui tous, sauf un, avaient voté contre la réduction du temps de travail dix ans auparavant, car elle s’accompagnait d’une réduction de salaire. Qu’étaient-ils devenus, ces sidérurgistes ? L’un s’était fait spécialiste des sentiers de grande randonnée. Un autre s’était découvert la vocation de conserver le patrimoine local. Deux ou trois s’étaient mis à la musique et animaient des bals populaires… Tous disaient qu’ils passaient plus de temps à faire ce qu’ils aimaient, à être avec leurs enfants. Bref, qu’ils étaient plus heureux.

[^2]: Le Travail en miettes , Georges Friedmann, Gallimard, 1956.

[^3]: Si l’expression a été utilisée par Georges Friedmann, elle a été reprise par Jeremy Rifkin, qui en a fait le titre de son ouvrage le plus connu, la Fin du travail (La Découverte, 1997).

[^4]: Il s’agit de la durée hebdomadaire moyenne de l’ensemble des actifs (y compris ceux à temps partiel). Source: OCDE et rapport d’enquête parlementaire sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail, déc. 2014.

Politique
Publié dans le dossier
Grèce : Ils montrent la voie
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