Le Peuple des dunes, grain de sable dans la mécanique industrielle
Sur la touristique côte de granit rose, en Bretagne, ce collectif citoyen lutte depuis quatre ans contre un projet d’extraction de sable.
«Dites, c’est quoi toutes ces banderoles ? Il y en a partout !» En entrant dans ce bistrot de Lannion (Côtes d’Armor), une cliente questionne la barmaid. «Comment, vous n’êtes pas au courant ? répond l’autre en lui servant son café, il y a une manifestation samedi. C’est contre le projet d’extraction de sable dans la baie ! C’est une véritable catastrophe écologique !» «Permettez, c’est une catastrophe écologique mais aussi économique !» De son fauteuil à l’entrée du troquet, Alain Bidal a attrapé l’échange au vol et n’a pas pu s’empêcher d’intervenir. Car ce projet d’extraction de sable d’une dune sous-marine de la baie de Lannion, il le connaît par cœur. Ça fait quatre ans que ce directeur de banque retraité mène une lutte acharnée pour empêcher qu’il voie le jour, avec le collectif dont il est le président, le Peuple des dunes en Trégor.
La dune sous-marine, trésor industriel, habitat naturel
En 2010, la Compagnie armoricaine de navigation (CAN), filiale du groupe Roullier (3,1 milliards de chiffre d’affaire à l’année), dépose une demande de permis d’extraction de sable sur la dune sous-marine de la baie de Lannion, à environ 5 km des côtes. Objectif : pomper chaque année, et pendant vingt ans, 400 000 m3 de sable coquillier, destiné à fertiliser les terres agricoles trop acides, en Bretagne notamment. L’exploitation du maërl, un fertilisant constitué par deux espèces d’algues, touche à sa fin. L’Europe va interdire son exploitation afin d’éviter la destruction d’habitats marins. La CAN se tourne donc vers le sable coquillier, dont elle exploite deux gisements, «insuffisants» pour l’équilibre de l’entreprise, selon Bernard Lenoir, directeur foncier de la CAN, interrogé par Ouest France . Sans la dune de la baie de Lannion, la CAN pourrait bien mettre la clé sous la porte.
Le projet fait son chemin, une enquête publique est lancée. Mais les associations de la région sont inquiètes. Ce n’est pas le premier projet d’extraction de sable mené en Bretagne, et de nombreuses alertes ont été lancées sur leurs conséquences. Perturbation de l’environnement, destruction de la faune et la flore sous-marines, disparition des poissons… À Trébeurden, Pleumeur-Bodou et dans les autres communes de la baie, les pêcheurs s’inquiètent pour leurs emplois et les amoureux de l’environnement pour la vie sous-marine. L’inquiétude est d’autant plus forte que la dune visée par la CAN se situe au beau milieu de la baie, entre deux zones Natura 2000, et à quelques encablures de l’archipel des Sept-Îles.
Dans le rapport de l’enquête publique, le commissaire enquêteur souligne effectivement certains risques du projet… mais conclut par un avis favorable. «Personne n’a compris , raconte Alain Bidal, on savait que ce projet représentait des risques non négligeables, c’est d’ailleurs pour ça que les treize communes concernées s’y sont déclarées opposées, tout comme Lannion Trégor Agglomération. Mais leur avis n’a pas été entendu.» Un «déni de démocratie» que les habitants n’acceptent pas. Puisque que leur avis est négligé par la procédure, ils le feront entendre autrement. En janvier 2012, le collectif du Peuple des dunes en Trégor est créé par une trentaine d’associations.
Dans ce rassemblement hétéroclite, on trouve des pêcheurs et des amis des oiseaux, des associations de protection de l’environnement, des clubs de plongée, des comités de conchyliculteurs… Ni de gauche ni de droite, le Peuple des dunes se veut apolitique. Un grand fourre-tout de toutes les sensibilités, mené avec énergie par un petit groupe de retraités. Dans la maison de la mer de Trébeurden, à quelques mètres du port, ces militants aux tempes grises étalent leurs cartes maritimes, alignent les chiffres et les dates, et démontent point par point le projet qui menace si fort leur petit morceau de Bretagne. Le dossier, ils le connaissent sur le bout des doigts. Des années qu’ils le retournent dans tous les sens, soulignent ses failles et tirent le fil des causes et des conséquences. Poing sur la table, ils déroulent les images d’une catastrophe annoncée.
De la flore sous-marine aux emplois, ricochets de conséquences
«Tenez, ça c’est une photo d’un bateau sablier au travail. Vous voyez cette trace qu’il laisse derrière lui ? C’est le panache turbide.» Soit un nuage de la poussière de sable évacuée par le sablier avec l’eau de mer, une fois le lourd sable coquillier retombé dans le bateau. Une pollution qui n’a théoriquement rien de toxique, mais qui se répandrait dans la baie, emportée par des courants tournants, avant de se déposer sur les fonds marins. Une couche après l’autre, la poussière bloquerait la lumière et étoufferait la flore sous-marine. Autour du site d’extraction de la Horaine, exploité par la CAN au large du cap de Bréhat, les fonds marins «sont devenus un paysage lunaire» , assure Jean-François Omnès, du comité départemental de la pêche de plaisance.
Pour ce membre du collectif, les conséquences sont claires. Eau trouble, photosynthèse menacée, disparition de la flore dans la baie, bruit des navires et de leurs pompes… Il y a largement de quoi déclencher un véritable exode des poissons. Adieu bars, lieux, dorades et turbots. Les pêcheurs de la baie n’auraient plus qu’à remiser leurs filets. «Il y a environ 50 bateaux de pêche professionnelle dans la baie, soit une centaine de pêcheurs. Et pour chaque pêcheur, on peut compter un emploi à terre, dans la mécanique, l’entretien des bateaux et à la criée. Si l’on ajoute les emplois générés par les pêcheurs plaisanciers, cela fait plus de 400 emplois directs et indirects menacés, affirme Alain Bidal, et je ne compte même pas les emplois dans le tourisme.»
«Trébeurden, pour moi, c’est le plus beau pays du monde.» Philippe Soufflet, retraité, parle déjà de sa côte avec nostalgie. «J’aimerais que mes petits-enfants, et leurs enfants après eux, aient le même plaisir que moi à revenir ici, à pêcher, à plonger, à se promener sur la plage et regarder les oiseaux.»
À quelques kilomètres de là, Gilles Bentz, responsable de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) des Sept-Îles, s’inquiète en effet pour ses « pensionnaires ». Réserve naturelle depuis 1976, l’archipel , à quelques kilomètres à peine du futur site d’extraction, abrite une petite colonie de phoques et douze espèces d’oiseaux marins, une diversité exceptionnelle en métropole. Guillemots de Troïl, macareux moines, eiders à duvet et autres puffins des Anglais pourraient bien décamper vite fait si leur garde-manger n’est plus assez complet. «La faune et la flore sous-marines sont d’une grande richesse dans la région. Ici, à la réserve, nous sommes chargés de protéger l’ensemble de l’écosystème. Car ce qui nuit aux espèces sous-marines touche les poissons, et donc par ricochet les oiseaux» , explique Gilles Bentz, tout en soulignant l’ambiguïté du gouvernement sur le sujet. «S’il signe, l’État autoriserait un projet qui menace la réserve qu’il est lui-même chargé de protéger.»
«Déni de démocratie locale»
Sur ce dossier, l’État n’en serait pas à une incohérence près, à en croire les militants du Peuple des dunes. Lorsqu’on leur parle du rapport d’enquête publique, ils se hérissent. «L’enquête publique s’appuie sur une étude d’impact totalement indigente» , affirme Alain Bidal. Logique, selon lui, puisque les cabinets d’études sont choisis par l’entreprise pétitionnaire, la CAN donc. «Que l’industriel fasse le moins de dépenses possibles pour produire son enquête publique, ce n’est pas surprenant. Mais qu’il n’y ait personne dans les services instructeurs, à la préfecture ou au ministère, pour redresser la barre en disant : “Non, vos études sont insuffisantes”, ça c’est un vrai problème.» Dans son élan, le militant évoque Sivens, Roybon : «Il y a une certaine habitude d’opacité sur ce genre de dossier. Mais les citoyens sont peut-être plus éclairés aujourd’hui, plus intéressés, et plus défiants. Ils réagissent.»
Mais rien n’arrête la procédure du projet d’extraction, tout au plus est-elle ralentie dans les couloirs du ministère de l’Économie, inquiet d’un possible mouvement des pêcheurs, dont les mobilisations ne sont pas réputées pour leur tranquillité. Car c’est Emmanuel Macron qui aura le dernier mot sur ce dossier, ce qui n’est pas pour rassurer le Peuple des dunes. Lorsqu’ils ont rencontré ses conseillers, en novembre dernier, les militants du collectif n’ont pas senti le vent tourner. «On sait que la décision est imminente, et on a bien senti qu’ils étaient favorables au dossier» , s’inquiète Alain Bidal. «Mais M. Macron et ses conseillers, qu’est-ce qu’ils comprennent à la réalité du coin ? , s’exclame Philippe Soufflet. Toutes les communes concernées sont contre ce projet, on est soutenus par des élus de tous bords, maires, députés, sénateurs, et ça, au ministère, ça ne les gêne pas ! Que font ces technocrates de la démocratie locale ?» «Au ministère, ils entendent, mais ils n’écoutent pas» , soupire Alain Bidal.
Comme les autres, le militant est fatigué. Quatre ans qu’ils ont les mains dedans, et «vous n’imaginez pas le temps que ça prend !» Réunions publiques, tracts, rassemblements, interpellations du gouvernement et pétition au parlement européen… «Moi, les 35h, je les fais largement» , s’amuse Philippe Soufflet. Acharnés, ces militants retraités n’ont pas l’intention de lâcher. Mais il est parfois épuisant d’avoir l’impression de brasser du vent.
Alors, samedi, le Peuple des dunes espère montrer ses muscles. Qu’avant de prendre sa décision, Emmanuel Macron entende leur mécontentement, à défaut de leurs arguments.
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