Sonia Delaunay : « Faire entrer l’art dans la vie »

Il reste dix jours pour voir la remarquable rétrospective que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacre à Sonia Delaunay. Un triomphe de la couleur.

Jean-Claude Renard  • 12 février 2015 abonné·es
Sonia Delaunay : « Faire entrer l’art dans la vie »
© **Sonia Delaunay, les couleurs de l’abstraction** , Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, av. Wilson, Paris XVIe, jusqu’au 22 février. Image : Rythme Couleur, Sonia Delaunay, 1964. Pracusa/Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris/Roger-Viollet

Elle n’a pas encore 20 ans en 1904. Confiée à un oncle issu de la bourgeoisie de Saint-Pétersbourg, Sonia Terk se rend fréquemment en Finlande dans une demeure familiale. Elle croque les gens du cru, au fusain et à la craie, comme cette jeune fille qui la regarde fixement, ses cheveux courts en bataille. Foin d’artifice dans ce dessin. Itou dans cette série de portraits livrés à l’huile, bruts de décoffrage, de façon presque maladroite, sans manière, quasi clownesques, au visage passif, où s’additionnent des aplats rouge, noir, jaune, des éclats verts se détachant sur des fonds ornementés. Du simpliste presque naïf, habillé de tons purs. Des portraits qui permettent de suivre la formation d’une artiste en herbe, dont la précision et le réalisme, dans la tradition germanique, rendent compte de l’éducation académique qu’elle reçoit à Karlsruhe. Un réalisme poussant parfois du côté de la caricature et des ombres colorées, une répartition des couleurs sans réel souci de vraisemblance qui disent l’influence de Gauguin, de Van Gogh ou de Matisse. On y décèle aussi une influence des origines russes de l’artiste, son goût pour l’art populaire dans les poses hiératiques des personnages, pour les fonds un peu précieux rappelant ceux des icônes.

Quelque soixante ans plus tard, en 1967, le Rythme syncopé dit le serpent noir se décompose allégrement en trois bandes verticales, l’une ondulante, les autres rectilignes, dans un arc-en-ciel de couleurs. Entre ces toiles, de la figuration à l’abstraction, séparées par plus d’un demi-siècle, une obsession flagrante : un travail sur la couleur avant tout, parce que « la couleur me donne la joie », déclarait l’artiste. La forme n’a qu’à bien se tenir, se plier ou se soumettre au gré des influences, des rencontres et des supports, dans la longévité et la cohérence. C’est bien ce qui ressort de cette exposition exceptionnelle au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (où il faut se précipiter avant sa clôture, le 22 février). Il s’agit de la première rétrospective consacrée à Sonia Delaunay (1885-1979) depuis 1967, rassemblant plus de quatre cents œuvres déployées suivant un parcours chronologique, simple et efficace. Une jeunesse faite de voyages qui ouvrent les portes de la culture, une arrivée à Paris, la rencontre déterminante avec Robert Delaunay, des périples en Espagne et au Portugal contraints par la Grande Guerre, puis le retour définitif des époux à Paris, où ils feront de leur appartement, boulevard Malesherbes, une ruche artistique foisonnante qui va jusqu’à employer des ouvrières russes pour recopier les projets pour tissus de la maîtresse de maison, dessiner et confectionner ses modèles, tricoter des articles en maille, broder des écharpes et des manteaux en laine… En pionnière de l’abstraction, c’est dès les années 1910, aux côtés de son mari, que Sonia Delaunay a trouvé sa voie, forçant le trait sur le pouvoir constructif et dynamique de la couleur, ce qu’ils nommeront le « simultanéisme ». La voie trouvée, dont elle ne se départira plus, l’artiste ne manquera pas d’appliquer ses recherches sur la couleur sur une variété de supports traditionnels et artisanaux, entendant « faire entrer l’art dans la vie ». L’huile sur lin, la gouache sur papier, les décorations murales, les affiches et les collages, certes. Mais aussi costumes et vêtements, reliures, objets domestiques, accessoires, mosaïques, chaussures, publicités… Une variété époustouflante que donne à voir cette exposition (également accompagnée de nombreuses photographies et de films courts).

Douée d’un certain pragmatisme économique et culturel, Sonia Delaunay a été aussi l’une des rares artistes à créer et à commercialiser ses projets d’arts appliqués, dès les années 1920, avant de collaborer plus tard avec les architectes, d’éditer, après-guerre, estampes, tapis, tapisseries et objets d’art. Artiste totale, c’est peu dire. Dont l’œuvre a (trop) longtemps été rapprochée de celle de son mari, une réalité renforcée par la persistance d ’a priori négatifs sur les femmes artistes. Une œuvre qui semble en apparence intemporelle, mais profondément inscrite dans son temps. Dans ses temps.

Culture
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