Ukraine : « America fuck you ! »

Dans un livre qui paraît ce jeudi, le journaliste Alain Guillemoles brosse le portrait de ces Ukrainiens de l’Est favorables à la rébellion. Extrait.

Alain Guillemoles  • 19 février 2015 abonné·es
Ukraine : « America fuck you ! »
Ukraine, le réveil d’une nation , Alain Guillemoles, Les petits matins, 224 p., 14 euros.
© Sandro Maddalena/NurPhoto/AFP

En mai 2014, la rébellion contrôle une vingtaine de villes : un vaste triangle de deux cents kilomètres de côté. Elle y installe un pouvoir fait d’arbitraire. Les chefs de guerre locaux peuvent « réquisitionner » des voitures ou des bâtiments lorsqu’ils en ont besoin. Ils font la police, procèdent à des arrestations, rendent la justice. À Sloviansk, un homme est ainsi condamné à mort pour le vol d’un pantalon. Les dirigeants séparatistes sont obsédés par la recherche des « nationalistes ukrainiens » et autres « saboteurs ». À Donetsk, un étage de l’administration locale a été confié au nouveau service de sécurité de la DNR, qui a pris le nom de NKVD, sinistre hommage à la police politique sous Staline. Dans les anciens bureaux, on interroge les suspects. Des caves ou des appartements servent de prison. Des observateurs de l’OSCE sont retenus plusieurs jours. Accusés d’être des « espions », des journalistes sont capturés puis utilisés comme monnaie d’échange. L’organisation Human Rights Watch publie un rapport concluant que « les rebelles armés utilisent les enlèvements et les passages à tabac comme un moyen d’envoyer un message à la population locale : pour dire aux habitants qui ne sont pas d’accord qu’ils doivent soit se taire, soit quitter la région ». Les dirigeants de la DNR veulent faire régner l’ordre moral. Une personne ivre peut être arrêtée dans la rue et aussitôt envoyée dans une brigade disciplinaire, chargée de creuser des tranchées. La République populaire réactive de nombreuses habitudes datant de l’époque soviétique. Et certains de ses leaders rêvent d’aller plus loin, d’exproprier les plus riches et de restaurer la propriété collective.

Une partie de la population, qui n’attendait que cela, apprécie. À Enakievo, la ville qui a vu grandir Viktor Ianoukovitch, on fait la connaissance de Viktor. Cet homme de 56 ans porte le ruban de Saint-Georges à la boutonnière, orange et noir, symbole adopté par les séparatistes. Il participe au piquet permanent près de la mairie, que lui et les siens n’ont pas encore réussi à occuper. Mineur retraité, petit, rond, les yeux noirs et les cheveux gris, il s’exprime de façon posée. Originaire de l’ouest de l’Ukraine, il raconte son parcours : « Mon père est venu travailler ici, dans les mines, dans les années 1950. J’avais 8 ans quand il est mort au fond, dans un accident. » Cela n’a pas empêché Viktor de descendre à son tour dans la mine lorsqu’il est devenu adulte. Il a visiblement été élevé dans une famille communiste, marquée par la détestation des nationalistes ukrainiens. Quand on lui demande pourquoi il soutient les séparatistes, il parle immédiatement de l’UPA, l’armée insurrectionnelle de la Seconde Guerre mondiale, et de ses héritiers qui auraient pris le pouvoir à Kiev, selon lui. Il raconte que, durant la guerre, sa tante a été « pendue par les nationalistes ». Lui a toujours combattu pour l’Union soviétique. Bien qu’ukrainien de l’Ouest, Viktor confie son attachement à sa région d’adoption. De la main, il désigne les collines qui moutonnent à l’infini sous le vaste ciel. Aujourd’hui, ce paysage est barré par les terrils. Il est empli par l’odeur du métal fondu et des gaz brûlés. Pour expliquer qu’il n’y a aucune entente possible avec les gens de l’Ouest, il ajoute : « Ici, nous avons nos héros ; à l’Ouest, ils ont les leurs. Chez nous, ils se nomment Beregovoï ou Stakhanov, et là-bas c’est Bandera ! » Le premier est un cosmonaute soviétique né à Enakievo, le second ce fameux mineur ayant réalisé un record de production ; le troisième est l’un des fondateurs de l’UPA, désigné comme un ennemi du peuple par l’Union soviétique. Viktor, en fait, est typique de cette partie de la population du Donbass qui se soulève contre le pouvoir de Kiev. Ils ne peuvent plus s’imaginer vivre dans le même pays que les pro-européens. Ils les voient comme des « nazis » ayant pactisé avec l’Otan, eux-mêmes se considérant comme les héritiers des soldats de Staline devant mener le combat contre l’invasion. Leurs parents ou grands-parents ont vaincu Hitler, ils déferont l’Otan qui pousse ses pions en Ukraine. C’est ce que proclament les slogans affichés sur leurs barricades, très souvent en anglais, comme pour mieux communiquer auprès de la presse internationale : « America fuck you », « Nato hands off Ukraine » … Bas les pattes, l’Otan.

On pourrait croire, vu d’ici, que la Seconde Guerre mondiale vient à peine de se terminer – et qu’elle recommence –, tant elle est présente dans les discours. Dans la vision du monde propagée par les séparatistes, le Donbass est menacé par la politique agressive des États-Unis, qui veulent détruire la Russie, ou tout au moins la mettre à genoux. Et une partie des habitants adhère. Ce qu’ils répètent à longueur de journée, lorsqu’on les interroge, c’est qu’ils ont face à eux des fascistes ukrainiens qui ont réussi à prendre le pouvoir à Kiev par la force, puis se sont lancés dans une guerre d’agression, bénéficiant de l’aide militaire de la CIA et de l’Otan, mais aussi de la passivité d’une Europe pervertie et impuissante, à la botte des États-Unis. Ceux qui tiennent ces discours sont confortés dans cette vision par les médias russes. Regarder la télévision, à Donetsk, est une étrange expérience qui donne l’impression d’avoir pénétré dans une autre réalité. Les reportages factuels, réalisés de façon professionnelle, s’intercalent entre des sujets totalement inventés, qui semblent tout droit sortis d’un atelier de création de « poli-technologues », l’équivalent russe de nos spin doctors. Ils déforment les faits, détournent des images venues d’autres conflits, lancent des rumeurs présentées comme d’authentiques informations. Ces sujets finissent par tisser un récit complet, décliné en une multitude de micro-histoires qui constituent la toile de fond de cette réalité alternative. Et ce discours répété des médias pro-Kremlin devient le cadre mental des habitants de la Russie profonde et du Donbass, pour qui il reflète la vérité.

En suivant ces programmes, on peut par exemple découvrir que des « fascistes de Pravy Sektor » qui se battent dans le Donbass prélèvent des organes sur les morts au combat pour les vendre en Israël. Que la « junte bandériste » au pouvoir à Kiev a promis de donner à tous les anciens combattants un morceau de terre à l’est de l’Ukraine et d’allouer à chacun deux esclaves après la guerre. Que le russe va être supprimé de toutes les écoles ukrainiennes et remplacé par l’allemand, devenu obligatoire. Que des Noirs américains appartenant à la société militaire privée Blackwater se battent aux côtés des forces de Kiev. Qu’on forme dans la région de Lviv des bataillons d’enfants fanatisés âgés de 2 à 10 ans. Qu’on détruit en Ukraine tous les monuments rendant hommage à des écrivains russes. Comment s’étonner, après cela, qu’il soit de plus en plus difficile de se comprendre ? Lorsque les journalistes occidentaux circulent sur les routes du Donbass, ils sont sans cesse interpellés par des passants qui leur disent : « Dites la vérité ! Nous sommes des gens pacifiques. Nous voulons la paix, et Kiev nous tire dessus. » Une franche hostilité oppose désormais le Donbass au reste de l’Ukraine.

© Les petits matins.

Monde
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…

Droit international : quand règne la loi du plus fort
Monde 9 juillet 2025 abonné·es

Droit international : quand règne la loi du plus fort

Les principes du droit international restent inscrits dans les traités et les discours. Mais partout dans le monde, ils s’amenuisent face aux logiques de puissance, d’occupation et d’abandon.
Par Maxime Sirvins
Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face

Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
Par Pierre Jacquemain
La déroute du droit international
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.
Par Denis Sieffert
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier