Une mémoire à restaurer

Un débat à la Cinémathèque française a révélé une urgence : numériser les films du patrimoine tournés en argentique.

Anaïs Heluin  • 5 février 2015 abonné·es
Une mémoire à restaurer
© Photo : le Petit Bureau

Depuis deux ans et demi environ, toutes les salles de cinéma sont équipées de projecteurs numériques. À part dans les cinémathèques, où continuent d’être projetés des films tournés sur pellicules photo 70, 35 et même parfois 16 mm, l’argentique est réduit au rôle de plus-value symbolique. Et encore, à de très rares occasions. On pense à Interstellar, de Christopher Nolan, qui, bien que tourné sur pellicule, n’a été montré en projection argentique que dans quinze cinémas dans le monde, dont un en France : le Grand Mercure, à Elbeuf. Pour les films récents, cela ne pose aucun problème. À l’exception d’une poignée de défenseurs du film argentique, dont fait partie Nolan, tous les réalisateurs tournent maintenant en numérique. Pour les films de patrimoine, en revanche, la transition est rude. Du 28 janvier au 1er février, la seconde édition du festival Toute la mémoire du monde, à la Cinémathèque française, a réuni de nombreux spécialistes autour de cette question. Tous aussi soucieux que le directeur du lieu, Serge Toubiana, de « transmettre aux générations futures la plus grande partie possible de l’histoire du cinéma   », restaurateurs, techniciens, chercheurs et responsables d’institutions français et étrangers ont ouvert le festival parrainé par Francis Ford Coppola par une journée de débats. Après une brève histoire de la restauration des films s’est tenue une table ronde sur l’état des lieux de la numérisation en France. Introduite par Laurent Cormier, directeur du patrimoine cinématographique au Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC), cette discussion a fait apparaître la préoccupation de bon nombre d’acteurs impliqués dans la restauration de films.

En 2009, l’État lançait pourtant un vaste plan de numérisation des biens culturels. Destiné à soutenir les « investissements d’avenir », le Grand Emprunt a initié le mouvement. C’est aussi dans ce cadre qu’ «  e n 2012 le CNC a mis au point un dispositif de financement de la restauration de films de patrimoine. En deux ans, un budget de 28 546 608 euros a été affecté à cette mission et a permis la numérisation de 484 films   », explique Laurent Cormier, aussi enthousiaste qu’inquiet. Car, selon lui, «   ce n’est là que le premier pas d’un travail de fond, indispensable pour éviter la disparition d’un trop grand nombre de films dans la mutation technologique sans précédent dans l’histoire du cinéma qui vient de s’opérer ». Le CNC, et donc le ministère de la Culture et de la Communication, dont dépend cet établissement public, fait de la restauration de films un enjeu de politique culturelle. Ce qui, du reste, ne date pas de l’arrivée du numérique : avec le « plan nitrate », en 1991, le ministère de la Culture avait rendu possible la restauration de près de quinze mille films réalisés entre 1895 et 1953 et menacés par la décomposition du support nitrate original. Mais, depuis, l’État n’avait guère entrepris d’autres opérations de cette ampleur. Le fonctionnement historique de la restauration de films empêche toutefois le CNC d’avoir les pleins pouvoirs en la matière. Sans la demande des ayants droit, la structure publique ne peut en effet rien entreprendre. Or, selon Laurent Cormier, «   tous n’ont pas la même conscience de l’urgence de faire restaurer leurs films. Pour beaucoup, c’est aussi une question d’argent. Car, si le CNC offre des subventions, leur montant est loin d’être toujours suffisant » .

Responsable à ce jour de 68 % des investissements financiers liés à la numérisation de longs métrages de patrimoine, le CNC compte aujourd’hui «   s’engager dans une politique plus proactive ». Autrement dit, au lieu d’attendre que les ayants droit viennent vers lui, le comité d’experts de la structure s’adressera à ceux qui possèdent des films de répertoire qu’il juge prioritaire de restaurer. Car, si un courant comme la Nouvelle Vague est bien pris en charge par des sociétés telles que les Films du losange et l’Agence du court métrage, présentes lors du festival, d’autres périodes ou réalisateurs sont sous-représentés. Les productions des années 1950 et 1980, par exemple. Les ayants droit les moins engagés en matière de restauration n’étaient pas présents à la Cinémathèque. D’où une impression de consensus plus large qu’il n’est en réalité. Des différences de méthodes sont toutefois apparues, notamment au sujet des modes de financement. Si les Films du losange travaillent uniquement avec le CNC, qui, d’après la responsable de distribution, Régine Vial, a permis à sa société de «   restaurer dix-sept films, dont la Sonate à Kreutzer de Rohmer, des films de Duras, de Jean Eustache ou encore de Barbet Schroeder », ce n’est pas la seule stratégie possible.

Certains ayants droit font en effet appel à des partenariats privés, d’autres ont lancé des campagnes de financement participatif. Gaumont, enfin, a choisi de souscrire au Grand Emprunt en 2012. « Depuis l’Atalante (1934) de Jean Vigo, qui aurait sans doute disparu si nous avions tardé davantage, nous avons sauvé 140 films. Parmi eux, certains, comme Carambolages (1963) de Marcel Bluwal, nous ont valu de beaux succès commerciaux », a exposé Ariane Toscan du Plantier, directrice de la communication du patrimoine chez Gaumont. La nécessité de faire recette influence donc la nature du répertoire restauré. Ce qui, selon Philippe Chevassu, coprésident de l’Association des distributeurs de films du patrimoine, « rend d’autant plus sensible la question du public. Les films restaurés séduisent naturellement celui des cinémathèques et des festivals. Mais le numérique permet d’élargir ce public et de toucher celui des salles classiques. Il faut alors prendre la peine de l’accompagner, ce public, surtout le plus jeune ». Mais ce travail a un prix, surtout pour les salles d’art et d’essai, qui n’ont hélas pas été représentées dans les débats. L’annonce par le directeur général de Pathé de l’ouverture prochaine du cinéma Les Fauvettes (ex-Gobelins), qui diffusera uniquement des films restaurés, n’en a été que plus inquiétante. Aussi bien pour la diversité du répertoire diffusé que pour l’économie des diffuseurs indépendants.

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