Le retour des « jeunes publics »

Longtemps déconsidéré, le théâtre jeunesse gagne en audace et en créativité. Même lorsqu’il traite d’éducation.

Anaïs Heluin  • 5 mars 2015 abonné·es
Le retour des « jeunes publics »
© JEAN-lOUIS FERNANDEZ

Pour Matthieu Roy et sa Compagnie du veilleur, le théâtre peut tout dire aux jeunes. Surtout ce qui trouble. Ouvert en 2013 avec sa mise en scène de Même les chevaliers tombent dans l’oubli de Gustave Akakpo, programmé dans le In du dernier festival d’Avignon, son cycle « Visage(s) de notre jeunesse » interroge le système scolaire. Sa faculté – ou non – à éduquer ensemble des enfants d’origines différentes. Sa responsabilité en cas de signes de fanatisme religieux chez un élève – thème traité dans Martyr (2012), de l’Allemand Marius von Mayenburg, monté en 2014. Et enfin sa manière de prendre en charge l’éducation artistique et culturelle. Days of nothing, de Fabrice Melquiot, la dernière création de Matthieu Roy, pose cette question avec humour et sans pincettes.

Il n’est pas le seul à faire de la salle de classe le décor de son théâtre. Et parmi ceux qui s’y risquent figurent quelques grands noms du théâtre français. David Lescot, par exemple, artiste associé au Théâtre de la Ville, où il a créé les Jeunes en 2012, pièce en forme de concert de rock dédiée à l’adolescence. En réponse à une commande du théâtre parisien, cet auteur et metteur en scène a créé en janvier 2015 J’ai trop peur, destiné à tourner jusqu’à la fin de l’année scolaire. Grâce au dispositif scénique conçu par François Gautier-Lafaye, le plateau se transforme en quelques manipulations simples effectuées par les trois comédiennes : de salle de classe, il se fait plage bretonne, puis chambre ou encore grenier.

Parmi les pièces consacrées à la jeunesse qui tournent en ce début d’année, nous avons aussi remarqué RISK, de l’Interlude T/O. Pensé comme un clip théâtral et musical d’une heure et demie à partir d’un texte de John Rettalack, ce spectacle joué sur une scène nue n’est pas aussi directement ancré dans un contexte scolaire que ceux de Matthieu Roy et de David Lescot. Mais, à travers le désir de rupture exprimé par les cinq comédiens, se dessine un discours implicite sur le système éducatif et la structure familiale. Bien que, selon le compositeur et directeur artistique de la compagnie, Bruno Soulier, « alcool, drogue, dépression et délinquance expriment le goût du risque propre à l’adolescence et non une critique du système scolaire », RISK décrit en effet des figures d’autorité en faillite. Chacune à sa manière, ces trois pièces illustrent l’intérêt du milieu théâtral pour l’éducation. La riche programmation de la Belle Saison avec l’enfance et la jeunesse, mise en place par le ministère de la Culture et de la Communication en juin 2014 jusqu’à fin 2015, en témoigne en même temps qu’elle officialise cette tendance et la vitalité du théâtre jeune public en général. Son audace à aborder tous types de sujets, y compris ceux qui peuvent choquer ou peiner des élèves de primaire, de collège ou de lycée. La maladie, comme dans Oh boy !, d’Olivier Letellier, grand succès du théâtre jeune public. La guerre en Afrique et ses enfants soldats chez Suzanne Lebeau, dont Le bruit des os qui craquent (Théâtrales Jeunesse, 2008) est mis en scène par la compagnie Tourneboulé ^2

Longtemps cantonnée à l’adaptation de classiques et au didactisme, la scène jeune public française a suivi la voie de son homologue québécoise, connue pour son dynamisme et son exploration de sujets sociaux et tabous. Le traitement volontiers critique de l’éducation chez Matthieu Roy, l’Interlude T/O et chez David Lescot avec les Jeunes est à situer dans ce contexte. Leurs créations interrogent aussi la nature et le rôle du théâtre jeune public : à qui s’adresse-t-on dès lors que l’on tient un discours sur l’enfance ou l’adolescence à travers une esthétique exigeante ? Pas seulement aux tranches d’âge représentées sur scène, c’est sûr. « Je n’ai jamais souhaité faire du théâtre pour un public en particulier. Je qualifierais plutôt mes pièces de “tout public”, car, même si les jeunes sont les premiers concernés par mon cycle “Visage(s) de notre jeunesse”, j’ai fait en sorte que tout le monde puisse s’y retrouver. J’ai fait exactement le même travail que pour mes autres spectacles », affirme Matthieu Roy. Bruno Soulier évoque RISK en des termes similaires. «   Avec la metteuse en scène Eva Vallejo, nous développons depuis vingt ans un théâtre musical et gestuel très en phase avec l’énergie de l’adolescence. Mais ce n’est pas parce que RISK traite de cette période de la vie qu’il est davantage destiné aux jeunes que nos autres spectacles : nous défendons l’idée d’un théâtre pour tous, sans élitisme ni nivellement par le bas. » De même, si, avec J’ai trop peur, David Lescot a clairement mis son écriture au service de collégiens, les Jeunes ne s’adressait pas qu’aux ados, dont il disait les tourments sous forme de fable initiatique musicale.

Délivrés de l’obsession d’accessibilité qui pèse encore sur bien des compagnies se revendiquant « jeune public », ces spectacles déploient des esthétiques singulières. Avec un jeu (Philippe Canales et Hélène Chevallier, excellents) à la précision clinique et une oscillation constante entre réalisme et onirisme, Days of nothing, de la Compagnie du veilleur, raconte la résidence d’un écrivain dans un collège de banlieue parisienne. RISK repose au contraire sur une sollicitation de tous les sens. Accompagnés par Bruno Soulier, qui mixe sa musique sur scène, les comédiens alternent chorégraphies collectives et numéros individuels joués ou chantés. Un karaoké bon enfant qui glisse vers une forme plus inquiétante à mesure que les personnages se laissent gagner par leur goût du danger. J’ai trop peur est plus classique. Monologue d’un garçon terrifié par son entrée en sixième, très bien interprété par trois comédiennes (Suzanne Aubert, Élise Marie et Lyn Thibault), ce spectacle est loin de présenter la complexité des deux autres. Il touche néanmoins la cible visée par l’équipe : les enfants de 8 à 11 ans qui y assistent dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires, dans leur classe ou au Café des œillets, près du Théâtre de la Ville. Une réforme que Matthieu Roy met en cause dans sa pièce, « car rien n’est fait pour que les équipes enseignantes et artistiques entrent intelligemment en contact. Cela arrive bien sûr quand tout le monde y met du sien, mais ce n’est pas toujours le cas ». Théâtre et éducation ont encore bien des choses à se dire.

Days of nothing , de Fabrice Melquiot, au théâtre de Thouars (79) les 16 et 17 mars, à L’Onde (Vélizy-Villacoublay) les 23 et 24 mars, tournée sur www.compagnie duveilleur.net.

RISK , de John Rettalack, au Théâtre Paris-Villette du 13 au 21 mars, tournée sur www.interlude-to.com.

J’ai trop peur , de David Lescot, du 6 mars au 27 avril au Café des œillets (Paris), et du 12 au 16 juin au Monfort Théâtre.

Théâtre
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