Un placard de papier

Le philosophe Didier Eribon explore la place de l’homo-sexualité dans la littérature.

Olivier Doubre  • 26 mars 2015 abonné·es

L’homosexualité a une histoire. Sa répression et son opprobre également. Auteur de l’un des plus grands romans du début du XXe siècle traitant tout particulièrement des homosexualités masculine et féminine, Marcel Proust se battait en duel en 1897 contre Jean Lorrain. Un écrivain « inverti » affirmé (on dirait aujourd’hui qu’il a fait son coming out ), qui avait publiquement fait allusion à l’homosexualité de Proust. L’auteur d’ À la Recherche du temps perdu devait laver son honneur – et affirmer sa virilité – contre celui qui se moquait de son style littéraire « efféminé »

Dans cette longue fresque décrivant son époque et ses mœurs inavouables, des personnages, tels le baron de Charlus et Albertine, ont des relations homosexuelles (ou bisexuelles, souvent dans une volonté de dissimuler leur penchant, « par nécessité ou convention sociale » ). Le narrateur s’en dit choqué et découvre peu à peu, « avec horreur », ces réalités « scandaleuses ». Poursuivant un travail déjà ancien sur la « question gay [^2] », le philosophe Didier Eribon s’est penché sur les nombreuses façons dont les grands écrivains, Proust en premier lieu mais aussi Jean Genet ou André Gide (dans Corydon, par exemple), font de leurs romans des espaces où s’affrontent des conceptions antagonistes de la sexualité par la voix de leurs personnages. Ces « identités sexuelles de papier » tiennent, pour certaines, des discours exprimant la norme sociale dominante ; d’autres, « transgressives », permettent à l’écrivain de présenter les pratiques déviantes. La littérature fut longtemps l’un des rares lieux où il était permis de donner à voir le « spectacle du placard ». Car, chez les gays, ceux qui ne font pas état de leur orientation sexuelle ou la dissimulent sont justement « au placard », ou n’en sont pas sortis. Cette analyse donne à comprendre comment fonctionnent les discours normatifs dominants, que Didier Eribon englobe dans la notion plus large de « verdicts sexuels » qui s’imposent dans la société à tous ses membres. Non sans ignorer que, « dans la mesure où l’on constate que les écarts et les dissidences ne cessent de se recommencer au fil des générations, toutes ces déviations et variations n’affectent guère le système normatif en tant que système » .

Pourtant, il ne s’agit pas de renoncer à s’affirmer différent, quand bien même le système perdure. La littérature offre ainsi aux « parias » un espace discursif pour surmonter la honte et la vulnérabilité. Car « les chemins de traverse et des à-côtés de la norme sont des lieux de survie et dessinent une géographie partielle de la liberté ». Et Didier Eribon de souligner : « Cette résistance dans l’occupation de l’espace public, cette résistance dans la création littéraire et artistique, dans la pensée aussi » doit donc être considérée comme l’un des « vecteurs les plus fondamentaux » de la confrontation avec l’ordre normatif. « Et peut-être, finalement, du changement »

[^2]: Rappelons son magistral Réflexions sur la question gay , Fayard, 1999 (éd. augmentée Champs/Flammarion, 2012).

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Zinée : « Faire de la musique, c’est politique »
Entretien 9 juillet 2025 abonné·es

Zinée : « Faire de la musique, c’est politique »

En pleine préparation de son prochain projet musical, la rappeuse toulousaine essaye d’accepter les conséquences de sa maladie, l’endométriose, et assume de plus en plus ses engagements politiques.
Par Thomas Lefèvre
Marguerite Durand, itinéraire d’une frondeuse
Féminisme 9 juillet 2025 abonné·es

Marguerite Durand, itinéraire d’une frondeuse

Dans une passionnante biographie, Lucie Barette retrace la trajectoire de cette intellectuelle féministe avant-gardiste dont la lutte prend racine dans la presse, mais qu’il serait difficile de restreindre à cette seule activité tant sa vie fut riche et surprenante.
Par Guy Pichard
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier
Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale
Idées 28 juin 2025 abonné·es

Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale

L’idéologie accélérationniste s’impose comme moteur d’un terrorisme d’ultradroite radicalisé. Portée par une vision apocalyptique et raciale du monde, elle prône l’effondrement du système pour imposer une société blanche.
Par Juliette Heinzlef