Élections britanniques : où est la gauche ?

Dans une campagne largement dominée par l’économie, les travaillistes ont certes pris leurs distances avec le New Labour de Tony Blair, mais leur discours social demeure timide. Ils sont critiqués sur leur gauche par l’inattendu Scottish National Party. Correspondance à Londres, Emmanuel Sanséau.

Emmanuel Sanseau  • 30 avril 2015 abonné·es
Élections britanniques : où  est la gauche ?
© Photo : Ed Miliband AFP PHOTO / PAUL ELLIS

En mai 2010, après trois mandats successifs, les travaillistes laissaient la place à la coalition conservatrice de David Cameron. Au moment de quitter son poste de secrétaire en chef du Trésor, où il avait officié pendant un an, Liam Byrne laissait une brève notule à son successeur conservateur : « Cher secrétaire en chef, je crains qu’il ne reste plus d’argent. Bien cordialement et bonne chance ! Liam. » La lettre aurait dû rester confinée dans les cercles de Westminster, mais cinq ans plus tard, élections obligent, David Cameron la récite à l’envi face aux caméras. Pain bénit pour la virulente éditocratie conservatrice, ces quelques lignes ont cristallisé l’image d’un parti dépensier, laxiste et passablement arrogant.

Voilà donc le cadre dans lequel Edward Miliband, chef des travaillistes, agite sa campagne électorale : la « responsabilité budgétaire », promesse sanctuarisée en première page de son programme, et qui en dit long sur ses ambitions. Davantage de lutte contre les inégalités sociales, oui. Moins d’injustice fiscale, oui. Mais à condition que « les comptes retournent à l’équilibre ». Alors que « les élections les plus incertaines d’une génération » se dessinent à l’horizon du 7 mai, travaillistes et conservateurs s’attellent à de laborieuses équations. Et pour cause : aucun d’entre eux ne remportera de majorité sans alliance avec de « petits » partis. On dit beaucoup que la fragmentation du paysage politique britannique est « historique », mais on dit moins qu’elle apparaît comme un symptôme de l’apathie des travaillistes. Ces dernières années ont vu croître des formations davantage marquées à gauche, tels les indépendantistes écossais du Scottish National Party (SNP), les verts du Green Party et, dans une moindre mesure, le Plaid Cymru gallois. Eu égard au bilan social catastrophique de la coalition conservatrice, la gauche pourrait au moins nourrir l’espoir d’une inflexion du radicalisme néolibéral. Tandis que les mille Britanniques les plus riches ont vu leur fortune doubler en dix ans, un million de pauvres compteront sur une banque alimentaire pour se nourrir cette année (voir Politis n° 1350). Et au moins autant verront le versement de leurs allocations sociales interrompues, du fait d’une réforme adoptée en 2012.

Quoi qu’il en soit, à l’instar du Conservative Party, Edward Miliband semble condamné à l’obsession déficitaire et, surtout, à suivre les voies austéritaires de son concurrent. «   David Cameron a promis d’éliminer le déficit. Il a échoué », martelait-il début avril face à 7 millions de Britanniques devant le premier débat télévisé de la campagne électorale. «   Nous allons pousser les comptes publics à l’équilibre », mais seulement de manière « plus juste que ce qui a été fait ces cinq dernières années. » « Nous allons instaurer des taxes plus justes, faire des réductions budgétaires de sens commun  […] et augmenter notre niveau de vie. » Aussi n’est-il guère étonnant que son programme se contente de réparer les pots cassés de son adversaire plutôt que de mettre en cause les soubassements d’une régression sociale organisée. Après tout, n’est-ce pas Edward Balls, ministre des Finances du «  shadow  » gouvernement du parti, qui, pavoisant gaiement dans un éditorial du Guardian en janvier dernier, affirmait que le Labour est « l’alternative centriste »  ? Si les travaillistes font campagne contre les contrats « zéro heure », en bonne place au panthéon de la précarité, c’est seulement pour en limiter la durée maximale. S’ils promettent d’augmenter le salaire horaire minimum de 6,5 à 8 livres (environ 11 euros), ce ne sera que pour octobre 2019. S’ils s’indignent contre l’explosion des frais d’inscription dans les universités (la dette moyenne d’un diplômé s’élève aujourd’hui à 44 000 livres, plus de 60 000 euros), c’est seulement pour les réduire de 9 000 à 6 000 livres par an. Soulignons toutefois que, début avril, Edward Miliband promettait l’abolition du statut fiscal de non-résident ( « non dom » ), règle vieille de deux siècles permettant à une poignée de personnes fortunées d’éviter l’impôt sur leurs richesses gagnées à l’étranger (à condition qu’elles ne soient pas rapatriées). La réponse de la presse fut à la mesure de ses riches propriétaires : voilà que « Red Ed », Ed le Rouge, entrait en guerre contre la City, et que les grandes fortunes préparaient déjà leurs bagages vers des contrées plus accueillantes…

Le chef des travaillistes a beau avoir consommé sa rupture (rhétorique) avec le New Labour de Tony Blair, il n’en est pas moins fidèle à la triangulation de son prédécesseur. Pêcher les électeurs au centre plutôt que de les tirer vers la gauche – et tant pis si une partie de la base électorale saute par-dessus bord. Fils de parents immigrés, éduqué à Oxford et à Harvard, Ed Miliband a gravi les marches du parti sous la houlette de Gordon Brown et n’a pas manqué d’exprimer son opposition aux « grèves irresponsables » ni de souligner « les défaites historiques des syndicats ». On en oublierait presque l’époque pas si lointaine où lesdits syndicats ouvriers pesaient sur les élections. Tony Blair, étoile déchue du parti qui ne connaissait aucun complexe, n’a d’ailleurs pas omis de prodiguer quelques conseils au parti en fin d’année dernière : « Se concentrer sur des valeurs fortes et des solutions pratiques, pas idéologiques. » Il occupe désormais un rôle de figurant dans la campagne des travaillistes, sûrement trop occupé à conseiller le Premier ministre serbe (dont il a bombardé le pays en 1999).

Toutefois, si le Labour barbote invariablement au centre et répugne obstinément à l’idéologie, l’érosion du bipartisme pourrait le déborder sur sa gauche. « Le fait est que l’austérité pousse les gens dans la pauvreté, sape nos services publics et nuit à la croissance économique. Cela doit changer. Nous devrions augmenter nos dépenses  […] pour investir dans les services publics, les infrastructures, les compétences dont nous avons besoin pour sortir les gens de la pauvreté. » Voilà le discours de Nicola Sturgeon, présidente du parti national écossais SNP, qui – à moins d’un retournement de veste une fois qu’elle sera arrivée en position de force [^2] – semble avoir réveillé une partie de la gauche désargentée. Galvanisé par l’échec du référendum sur l’indépendance de septembre dernier, le SNP s’apprête à prendre d’assaut le vieux bastion travailliste écossais, privant ainsi le Scottish Labour d’une cinquantaine de députés à Westminster. Si Edward Miliband martèle (pour l’instant) son opposition à toute coalition avec Nicola Sturgeon, plus personne ne doute qu’elle pourrait lui donner les clés du 10, Downing Street.

[^2]: Lire : « Les ambitions du nationalisme écossais », septembre 2014, le Monde diplomatique.

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