Difficiles statistiques ethniques

Après le comptage d’élèves musulmans à Béziers, retour d’un débat biaisé sur un outil déjà utilisé dans de nombreux pays.

Olivier Doubre  • 13 mai 2015 abonné·es
Difficiles statistiques ethniques
© Photo : WANERT/BSIP/AFP

Àla suite du prétendu chiffrage du nombre d’élèves supposés musulmans dans les écoles publiques de Béziers par son maire d’extrême droite, Robert Ménard, le débat sur les statistiques ethniques est revenu dans l’actualité en France. Au-delà de l’objectif xénophobe de Robert Ménard, doit-on continuer de s’interdire de nommer, chiffrer, détailler les différences en matière d’origine ou de religion au sein de la population française, ainsi que les discriminations qui leur sont liées ? Doit-on de fait laisser l’extrême droite s’emparer – seule – de ces données et les utiliser à sa guise, sans permettre aux chercheurs de produire des statistiques avec des méthodologies scientifiques ? Et d’abord, qu’entend-on précisément par « statistiques ethniques » ?

L’article premier de la Constitution de 1958 pose que la France bannit toute « distinction de race, de religion ou de croyance » entre les citoyens. De telles statistiques sont donc en principe illégales, d’autant que la loi informatique et libertés de 1978, révisée en 2004, interdit expressément la collecte et le traitement de « données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ». Toutefois, cette législation prévoit une dizaine d’exceptions. Notamment lorsqu’une personne a délibérément consenti au recueil de telles données ; lorsque cette collecte est nécessaire à une action en justice ; ou si un organisme de recherches en fait la demande, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) validant au cas par cas. Américaniste et chercheur à Sciences Po, Daniel Sabbagh travaille sur les méthodes de construction et l’utilisation de telles statistiques depuis de nombreuses années, à partir de l’exemple états-unien. Il continue de s’étonner de la spécificité française en la matière. Celle-ci ne réside pas dans l’interdiction, ou plutôt la rareté, de la collecte de statistiques ethniques, mais dans « les débats politiques vifs et réguliers qui se tiennent à leur propos ». Des débats, qui plus est, « qui n’opposent pas la gauche et la droite, mais divisent chaque camp »  ! Selon les études de ce chercheur, près de 60 % des États qui pratiquent un recensement de leur population y ont inclus une question sur la race, l’ethnicité, l’origine ou le pays de naissance de la personne ou de ses parents. Et 15 % de ces pays utilisent le concept de la race ou de la couleur de peau (comme les États-Unis, le Brésil ou l’Afrique du Sud). Environ 40 % ne le font donc pas, à l’instar de la plupart des pays de l’Union européenne (sauf le Royaume-Uni), mais « l’Allemagne, l’Italie, la Suède ou le Portugal ne connaissent pas de débats aussi intenses et clivants ». Parmi ceux qui les collectent, « ces statistiques sont surtout utilisées dans deux champs : d’une part, la mesure des inégalités entre groupes de population ; d’autre part, dans le domaine politique, lorsque certains pays veulent redécouper leurs circonscriptions électorales, pour promouvoir une représentativité aussi équivalente que possible de chaque groupe entre les circonscriptions » .

Or, une fois ces données établies, et que sont tirés leurs enseignements en termes de discriminations, un pas est franchi, prévient le politiste. « Si cette mesure est décidée et que de telles statistiques sont produites, il faudra continuer, on ne pourra pas revenir en arrière. » Car la discrimination, une fois établie, ne pourra plus, dans un pays démocratique, être occultée : « Le processus est irréversible, et des organisations naîtront pour exprimer les revendications des minorités » dont la discrimination aura été mise en évidence. L’économiste et statisticien Jan Robert Suesser, membre du bureau politique de la Ligue des droits de l’homme (LDH) – elle-même très divisée sur la question – et ancien de l’Insee, partage cette analyse : « Il est très difficile de s’arrêter quand on a mis le doigt dans l’engrenage de cette logique. » Mais il avance cet argument, entre autres, pour contester la mise en œuvre des statistiques ethniques : « Aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les recensements ont lieu tous les dix ans ; or, la définition des groupes en question dépend largement de la force et de l’action des lobbies. Et chaque décennie, les catégories changent, leur nomenclature est donc instable. Cela montre bien la friabilité du sujet qu’on tente de mesurer. » Surtout, il pointe le danger de l’exploitation politique de ces données, notamment par l’extrême droite, mais pas seulement. Rappelant que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait déclaré en 2006, devant l’Observatoire national de la délinquance, vouloir introduire les origines ethniques des délinquants dans les statistiques de la police. Un autre argument de Jan Robert Suesser concerne leur efficacité pour lutter contre les discriminations : « C’est bien de connaître les chiffres, mais est-ce que cela garantit la mise en œuvre d’une politique publique ? » Et de prendre l’exemple des inégalités salariales entre hommes et femmes, documentées depuis soixante ans mais qui demeurent… Surtout, Jan Robert Suesser craint les replis de nature communautaire, « alors que la principale question est de savoir comment faire accéder chacun aux droits, quelles que soient les origines, et non de revendiquer communauté par communauté » .

Pourtant, énoncer cet universalisme abstrait, très français, n’est pas, on le sait, la garantie de son effectivité. Et lorsque l’extrême droite ou des essayistes comme Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut avancent des chiffres, rares sont les études scientifiques à pouvoir les démentir, les corriger, expliquer ou critiquer leurs affirmations. C’est pourquoi le chercheur à l’Ined Patrick Simon revendique, lui, la production de statistiques prenant en compte ces dimensions, justement pour éviter de laisser l’extrême droite jouer les apprentis sorciers sans pouvoir lui opposer des chiffres précis. « L’épisode “Ménard” montre qu’ils ont déjà accès à des fichiers nominatifs, ils pourront toujours convertir n’importe quelle information en indication sur l’origine. Et nous, nous ne pouvons pas produire de contre-informations ! » Le démographe demande donc qu’on cesse de se cacher derrière des dogmes républicains et qu’on puisse documenter la diversité ethno-raciale dans notre société multiculturelle. « Pour désamorcer les polémiques, il faudrait être capable de parler de l’origine comme d’un élément banal et structurant. L’Insee ne parle que d’ouvriers ou de cadres, mais ne dit jamais s’il s’agit d’un ouvrier noir ou d’un cadre noir : on loupe là une dimension sociale importante, quand les personnes en question, elles, savent parfaitement qu’elles expérimentent la discrimination. » Aussi, à l’instar des exemples anglo-saxons, Patrick Simon propose un système qui est d’ailleurs privilégié dans nombre d’instances internationales : de telles statistiques doivent être anonymes, volontaires et fondées sur l’auto-identification. « Aujourd’hui, on attribue des origines aux gens, mais on n’en parle pas. Faisons confiance aux gens et demandons-leur comment ils se voient, comment ils se considèrent. » Ce qui signifie ouvrir des consultations et des tests pour formuler les bonnes questions et livrer les bonnes catégories de réponses. Ce que l’Insee n’a pas non plus l’habitude de faire. Qu’attend-on pour franchir le pas ?

Idées
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