Le capital a fait son temps

L’impensé majeur de Thomas Piketty est la question écologique.

Thomas Coutrot  • 13 mai 2015 abonné·es

« Avec Thomas Piketty, pas de danger pour le capital au XXIe siècle » ( le Monde diplomatique, avril 2015). Comme toujours, Frédéric Lordon tape fort et drôle. Sa charge contre le « Marx glabre du XXIe siècle » met le doigt sur certaines faiblesses du travail de la nouvelle star mondiale de l’économie. À focaliser son analyse exclusivement sur les inégalités monétaires, à centrer ses propositions sur un impôt mondial sur le capital, Piketty renoncerait à contester l’autorité absolue du capitaliste dans l’entreprise et à « transformer les structures du capitalisme ».

On peut en effet reprocher à Thomas Piketty son analyse superficielle du capitalisme comme système de valorisation des patrimoines, et son indifférence à l’analyse des formes d’exploitation du travail. En revanche, il me semble que c’est à tort que Lordon l’accuse de décrire un capitalisme « sans histoire », qui ne répondrait « qu’à une loi millénaire localement perturbée par des événements accidentels ». Certes, Piketty répète qu’une tendance fondamentale du capital est de s’accumuler toujours plus inégalitairement. Mais on n’imagine pas Lordon le désapprouver sur ce point. En même temps, Piketty observe que l’exception majeure des années 1920-1960, où les inégalités se sont réduites, résulte de révolutions sociales et de guerres mondiales qui n’ont rien d’événements accidentels. Et il convient lui-même ne pas voir comment sa proposition centrale, « l’impôt mondial sur le capital », pourrait advenir sans de très fortes convulsions sociales qui en imposeraient la nécessité aux élites. Piketty n’est certes pas Marx, et on peut trouver le titre de son ouvrage légèrement prétentieux, il importe néanmoins de reconnaître que sa trajectoire personnelle le déporte plutôt vers la gauche, et que son travail apporte de l’eau et des données au moulin anticapitaliste.

Cependant, l’impensé majeur de Thomas Piketty a échappé à Frédéric Lordon, car ils l’ont en commun. Comment peut-on écrire mille pages sur le « capital au XXIe siècle » sans poser sérieusement la question centrale du capitalisme au XXIe siècle : celle de la reproduction des conditions matérielles de son existence – et d’ailleurs de la possibilité même d’une vie humaine décente –, à savoir la question écologique ? Comment imaginer une seconde que le « capital au XXIe siècle » pourrait perpétuer ce taux de rendement historique de 4,5 % par an malgré l’épuisement des ressources minières et fossiles, dont le pillage fondait ce rendement ? Comment envisager sans sourciller un taux de croissance de l’économie mondiale de 1,5 % jusqu’en 2100, voire en 2200 (p. 566), c’est-à-dire un PIB mondial multiplié par 15 ?

La projection sur le long terme des tendances séculaires du capitalisme aboutit à des absurdités manifestes. La croissance est devenue impossible et indésirable, et par conséquent le capitalisme aussi. Aucune pensée cohérente du capitalisme ne peut contourner la question de l’exploitation du travail, mais pas davantage, surtout si elle se veut radicale, celle de l’exploitation de la nature. Penser l’économie au-delà du capitalisme et de la croissance, une économie où l’aiguillon du profit et le fantasme de la technologie cèdent la place à la règle démocratique, voilà le véritable défi des économistes du XXIe siècle.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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