L’impossible débat

En ces temps de chômage massif, le discours sécuritaire présente bien des avantages. Il tétanise une société ainsi détournée de la question sociale.

Denis Sieffert  • 7 mai 2015 abonné·es

Dans quelle obscurité sommes-nous en train de nous enfoncer ? Une histoire de jupe trop longue [^2] dans un collège ardennais qui mobilise jusqu’à la ministre de l’Éducation nationale, une interview télévisée qui tourne à l’invective, une querelle autour du label républicain confisqué par un parti de droite, deux ou trois livres islamophobes médiocres, j’en passe et de pires. La France est décidément au bord de la crise de nerfs. On serait tenté d’en sourire tant parfois de petites causes engendrent de grands effets. Mais prenons garde quand l’irrationnel s’empare de toute une société. Une thèse domine aujourd’hui l’espace médiatico-politique. Nous serions en guerre contre un islam proliférant qui menacerait notre droit et nos libertés. Et il serait urgent de réagir avant qu’il ne soit trop tard. Il ne faut donc plus rien laisser passer.

Derrière le symbole d’une jupe trop longue portée par une gamine de quinze ans, comme derrière le refus d’un enfant de huit ans de respecter une minute de silence, c’est toute une contre-société, à l’esprit de conquête, qui attendrait son heure. Ça commence par un bout d’étoffe et ça finit par le jihad… Et le débat, hélas, a ses voyous. Ses marchands de papier cupides. Des journalistes qui savent que la peur xénophobe est un commerce juteux. Il a aussi ses opportunistes, intellectuels frelatés qui ont flairé depuis longtemps le bon coup. Caroline Fourest appartient à cette catégorie. Deux énormes mensonges en direct à la télévision ne l’arrêtent pas. Et ça passe [^3] ! Cela d’autant mieux que « l’essayiste », comme on la présente, dit ce qu’une partie de la société veut entendre. Qu’importe donc les faits ! On pardonne tout à qui va au-devant de nos préjugés. On a longtemps attribué ce réflexe à l’idéologie stalinienne. C’est le fameux axiome « la fin justifie les moyens ». Il s’est recyclé dans l’islamophobie. Mais le plus grave n’est évidemment pas dans une émission tardive de télévision. C’est toute une politique qui fait corps. En ces temps de chômage massif et de crise, le discours sécuritaire présente bien des avantages. Il fait peur en prétendant rassurer. Il tétanise une société ainsi détournée de la question sociale. La loi sur le renseignement, débattue mardi à l’Assemblée, s’inscrit pleinement dans cette logique [^4]. On se dit que si notre gouvernement prend tant de libertés avec nos libertés, c’est sûrement qu’il y a de « bonnes raisons ». Alors qu’on devrait plutôt en conclure que nos politiques sont décidément plus à l’aise dans la défense de la « laïcité » et la lutte contre le terrorisme que dans l’endiguement du chômage.

Un homme dit tout cela, à sa manière, qui n’est pas exactement la nôtre. C’est Emmanuel Todd. Le morceau de bravoure (et le mot n’est pas vain !) de son dernier essai réside dans une analyse très sociologique de la France du 11 janvier [^5]. Celle de la grande manifestation d’après la tuerie de Charlie et de l’épicerie casher de la porte de Vincennes. Sa conclusion ne nous étonne pas. Malgré une illusion d’unanimité, c’est une certaine France qui a manifesté ce jour-là, à l’exclusion d’une autre, amère ou indifférente. Nous l’avions écrit à l’époque. Todd le démontre. « Les milieux populaires, observe-t-il, ont été réduits au silence, ainsi que les descendants d’immigrés des banlieues. » Et ce sont les classes moyennes qui ont tenu le haut du pavé. Pour lui, le 11 janvier a fonctionné comme le discours européen qui a permis l’adoption du traité de Maastricht en 1992, à la fois « conscient et positif, libéral et égalitaire, républicain », et « inconscient et négatif, autoritaire et inégalitaire, qui domine et exclut ». Todd en vient à dénoncer la « violence rentrée » de cette manifestation dans un contexte « de discrimination à l’embauche des jeunes d’origine maghrébine » et de « diabolisation incessante de l’islam par des idéologues installés au sommet de la société française ».

En fait, ce n’est pas tant la manifestation qu’il faudrait critiquer que l’exploitation connue désormais sous le label « esprit du 11 janvier ». Todd a bien raison de voir là une tentative d’ « instrumentalisation de l’islamophobie comme moyen de contrôle social ». Une tentative « d’abolir les classes et leurs conflits ». Il y a beaucoup de vrai dans tout cela. On regrettera seulement la violence du ton. Mais peut-être est-ce aujourd’hui la condition pour se faire entendre. Todd se comporte un peu comme ces psys qui, autour d’une table d’amis, vous font une interprétation sauvage parce vous avez commis un lapsus. L’interprétation est peut-être juste, mais sa « sauvagerie » la rend blessante et inaudible. Comment le déterminisme sociologique qui superpose le peuple du 11 janvier et des catégories héritées de Vichy peut-il être accepté par l’immense majorité des manifestants ? Sans aucun doute, l’esprit du 11 janvier est devenu un objet de manipulation politique. Sans doute aussi, une minorité de manifestants, drapés dans les bons sentiments républicains, réglaient des comptes, consciemment ou non, avec cette autre France dont ils ont peur et qu’ils voudraient voir au diable. Dans la masse, l’ambivalence et l’ambiguïté étaient fatalement au rendez-vous. Mais c’est tout de même l’émotion et la sincérité qui dominaient. Il faut le dire afin que l’analyse de Todd ne soit pas versée aux profits et pertes des mauvaises polémiques. Elle mérite mieux que cela.

[^2]: Cf interview de Jean Baubérot page 15

[^3]: Voir la chronique de Sébastien Fontenelle, page 29.

[^4]: Voir Politis n° 1349, 1350 et Politis.fr

[^5]: Qui est Charlie ? , Emmanuel Todd, Le Seuil, 244 p., 18 euros.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes