L’argent criminel du charbon

De grandes banques et des industriels français lorgnent toujours sur d’énormes projets charbonniers, comme en Afrique du Sud.

Patrick Piro  • 24 juin 2015 abonné·es
L’argent criminel  du charbon
© Photo : Du Toit / Biosphoto / Minden Pictures / AFP

Le charbon « propre » ? Thomas Mnguni ne voit vraiment pas de quoi il s’agit. Ce militant sud-africain, invité par les Amis de la Terre à témoigner de la situation des populations affectées par les projets de centrales au charbon de sa région, n’a pas obtenu d’accréditation pour le Business and Climate Summit, qui s’est tenu à Paris fin mai. Plusieurs centaines de représentants du monde des affaires y exposaient leur approche du dérèglement climatique. Il hausse les épaules : « Nous n’en attendons rien. Ils font toujours passer le profit avant tout. Les risques, nous les dénonçons depuis longtemps, en vain. » Thomas Mnguni aurait volontiers interpellé des cadres de la BNP, de la Société générale, du Crédit agricole. Les banques françaises font partie des plus importants prêteurs sollicités pour la construction des deux monstrueuses centrales à charbon de Medupi et Kusile, sur le plateau central du Highveld. Pour couvrir la croissance de la demande en électricité, l’Afrique du Sud a engagé un important programme de construction de centrales à charbon. Énergie dont il est un producteur majeur, et dont dépend à 90 % la production de son électricité. Eskom, qui en a le quasi-monopole, a notamment mis en chantier les unités de Medupi et Kusile, 4 800 mégawatts (MW) chacune [^2].

Depuis des mois, les subventions au charbon agitent les agendas internationaux. En novembre 2014, François Hollande annonçait que la Coface, l’agence de crédit aux exportations, restreindrait désormais son soutien aux seules centrales dotées d’un dispositif CSC (capture et stockage du CO2). Mais l’Union n’a pas suivi, pas plus que l’OCDE, qui débattait mi-juin de la conduite des agences similaires à la Coface.

Conclusion ? La France s’apprêterait, sous la pression d’Alstom, constructeur de turbines pour centrales, à reporter l’application de sa décision à 2020 ! « À cinq mois de la COP 21… », se désole Lucie Pinson.

Les cinq plus grands groupes bancaires français – BNP Paribas, BPCE-Natixis, Crédit agricole, Crédit mutuel et Société générale – ont contribué au financement de ces centrales hors normes, qui devraient aggraver de 17 % les émissions de CO2 du pays, les plus importantes du continent. Les Amis de la Terre estiment que le total de leurs prêts approche 2 milliards d’euros [^3]. Entre 2005 et avril 2014, ces banques ont apporté plus de 30 milliards d’euros aux projets charbonniers dans le monde, plaçant la France au 4e rang mondial des pays financeurs de cette filière, la plus polluante et la plus émettrice de CO2 des énergies fossiles. Devant la montée des interpellations, la BNP Paribas, le Crédit agricole et la Société générale, qui cumulent 94 % de ces soutiens, se sont dotés en 2011 de codes (politiques sectorielles) pour leurs investissements, désormais limités dans ce secteur au seul « charbon propre ». L’estampille, récente, est trompeuse. Elle est accordée aux centrales de meilleur rendement énergétique (dites supercritiques).

Cependant, l’impact sur la réduction des émissions n’est que de quelques pourcents. Bien plus déterminant – en théorie –, ces centrales doivent être équipées d’un dispositif de capture et de stockage du CO2 (CSC) dans le sous-sol, une technologie très décriée et qui pourrait ne pas être opérationnelle en Afrique du Sud avant 2030. Aussi suffit-il aux centrales d’être « prêtes pour le CSC » pour être qualifiées de « propres » ! « Avec de tels critères, il n’est pas certain que ces banques excluraient aujourd’hui de financer Medupi et Kusile », commente Lucie Pinson, des Amis de la Terre, soulignant la marge d’interprétation laissée par ces politiques sectorielles [^4]. Parmi les critiques, l’absence d’engagement ciblé sur les mines de charbon. « Car elles sont la source majeure des destructions écologiques, alors que le CO2 des centrales concentre les attentions », souligne Thomas Mnguni. Sa province de Mpumalanga est sinistrée du charbon, avec plus de 120 mines actives ou en développement, alimentant 12 des 14 centrales à charbon d’Eskom. « Avant, c’était une terre agricole ; aujourd’hui, on manque d’aliments. Et les compagnies ne réhabilitent pas les sites épuisés : elles vont simplement creuser plus loin. » L’exploitation génère des produits toxiques qui polluent les nappes. Quant aux cendres issues des centrales, il faut toujours plus de place pour les évacuer. « Là, il ne repousse jamais rien. »

Et la filière charbon* *consomme beaucoup d’eau, soustraite aux usages agricoles et domestiques. « Quand l’eau est disponible, c’est au prix fort ! », témoigne Thomas Mnguni. Idem pour l’électricité, paradoxe classique des foyers pauvres vivant à l’ombre des centrales. « Le discours officiel – l’accès à l’énergie pour tous – dissimule mal la vraie priorité de ces mégacentrales, l’approvisionnement d’industries énergivores », analyse Lucie Pinson. Enfin, les problèmes sanitaires sont flagrants. Les cas d’asthme, de sinusite ou de cancer du poumon sont fréquents. Un rapport de l’association Groundwork, fondé sur des données d’Eskom, attribue aux émissions soufrées de ses centrales la moitié des morts prématurées dues à la pollution de l’air dans la province de Mpumalanga. Pourtant, en février, alors que la première tranche de 800 MW de Medupi entrait en service, le ministère de l’Environnement a cédé à Eskom, qui pourra attendre six ans avant de l’équiper (comme les tranches suivantes) d’une unité de désulfurisation, en dépit d’accords négociés depuis des années.

Car les déboires de la construction de Medupi et Kusile ont doublé le budget initial, lequel pourrait dépasser 25 milliards d’euros. Pour assurer l’équilibre de ses comptes, la puissante compagnie électrique a donc obtenu « le droit de continuer à détruire la santé et la vie des gens », s’indigne le Highveld Environmental Justice Network, réseau d’une quinzaine d’organisations écologistes. Impact : 20 000 décès supplémentaires, selon les calculs de Greenpeace. Cependant, la mobilisation donne espoir à Thomas Mnguni, alors que des projets de moindre ampleur sont à l’étude. « La prise de conscience s’accélère, nous sommes en mesure de les stopper. » Le 15 mai, un millier de personnes marchaient devant le consulat de France à Johannesburg pour dénoncer le projet de centrale (1 200 MW) conduit par Engie (ex-GDF-Suez), dont l’État français est actionnaire à 33 %. Le 3 juin, Engie annonçait son retrait. Une concession significative, mais après ? Alors que la France joue gros avec la réception du sommet climat de décembre, Oxfam France et les Amis de la Terre rappellent que les trente centrales à charbon d’Engie émettent dans le monde autant que les Philippines [^5].

[^2]: Parmi les plus importantes centrales à charbon au monde, équivalant à quatre ou cinq réacteurs nucléaires.

[^3]: « Charbon : l’argent sale des banques françaises », www.amisdelaterre.org

[^4]: « Charbon : le mauvais calcul des banques françaises. Le cas de l’Afrique du Sud », oxfamfrance.org

[^5]: « Émissions d’État : comment les centrales à charbon d’EDF et Engie réchauffent la planète », oxfamfrance.org

Écologie
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