Avignon : Un « off » cuisiné à la sauce douce-amère

Trois spectacles où la désillusion politique est portée par des écritures fortes.

Anaïs Heluin  • 22 juillet 2015 abonné·es
Avignon : Un « off » cuisiné à la sauce douce-amère
© Photo : Don Juan revient de guerre, par Guy-Pierre Couleau, un séducteur malgré lui qui subit les femmes au lieu de les soumettre. L. Schneegans

La Mémoire des serpillières, de Matéi Visniec

Chez Victor Quezada-Perez, le nez des clowns n’est pas rouge pour rien. Après une version burlesque de la Résistible Ascension d’Arturo Ui, le metteur en scène revient à Matéi Visniec, qu’il a souvent monté. Comme toujours chez cet auteur français d’origine roumaine, Ceausescu n’est pas loin. Pas tout près non plus, heureusement. Fable politique dont un journaliste français est le héros désespéré, la Mémoire des serpillières est un terrain de jeu idéal pour clowns complexes, cruels et naïfs comme des enfants. Incarnés par ses douze élèves de l’an dernier (sa formation aux techniques du clown est intimement liée à son activité de création), les pitres tragiques de Victor Quezada-Perez portent avec talent les paradoxes d’un peuple qui, pour attirer l’attention des médias, joue la comédie d’une guerre fratricide. Sous les yeux d’une femme au masque de rat qui cherche à prendre le contrôle de l’humanité, les clowns-soldats, plus souvent réunis au centre du plateau que séparés par les deux tranchées installées de chaque côté, se livrent à toutes sortes d’actions incongrues. Une demande en mariage en pleine simulation de conflit, une visite guidée d’un « cimetière des cons » aux épitaphes animées et parlantes, un cours de journalisme sur les techniques de dramatisation d’un récit… L’absurde opère, au service d’un propos politique nourri d’une poésie du désenchantement.

Présence Pasteur, 12 h 15. Tél : 04 32 74 18 54.

The Great Disaster, de Patrick Kermann

Giovanni Pastore ne bouge plus. Plus possible là où il est. Seule lui reste la parole. Une parole détraquée tissant un récit sans chronologie où se mêlent les souvenirs d’une jeunesse et d’un amour dans les montagnes du Frioul et ceux d’un naufrage. Celui du Titanic, qui lui a coûté la vie et le force à ressasser son histoire pleine de regrets et d’exils. D’humour aussi, car l’écriture de Patrick Kermann possède une noirceur parsemée d’éclats de drôlerie qu’Anne-Laure Liégeois a l’art de mettre en scène. Après diverses collaborations avec l’auteur décédé en 2000, cette dernière porte sur le plateau le beau monologue de The Great Disaster. Un naufragé n’a plus rien à quoi se raccrocher. Pas de décor, donc, dans ce seul-en-scène d’outre-tombe. Aussi immobile que le grand Jean-Quentin Châtelain dans les mises en scène de Darius Peyamiras, Olivier Dutilloy déploie le verbe labyrinthique de son revenant avec une douceur un peu amère. Grâce à son souffle dont on devine l’irrégularité, à ses multiples variations de rythme et à des expressions du visage qui ne dépassent jamais le stade de l’esquisse, le comédien excelle à jouer l’indéterminé. Le ni tout à fait ici ni tout à fait ailleurs qui rend si troublant le texte de Kermann.

La Manufacture, 10 h 40. Tél : 04 90 85 12 71.

Don Juan revient de guerre, d’Ödön von Horváth

Un rideau rouge accroché en fond de plateau, un petit écran où sont projetés les titres des scènes, quelques meubles rudimentaires et trois comédiens. Dans le chapiteau installé pour la première année dans la cour du Théâtre des Halles, c’est tout ce qu’il faut à Guy-Pierre Couleau, directeur de la Comédie de l’Est, pour monter un Don Juan revient de guerre plein de violence et de mélancolie. Chez l’Austro-Hongrois Ödön von Horváth (1901-1938), ce sont pas moins de trente-cinq femmes qui entourent un Don Juan éteint depuis son retour de la Première Guerre mondiale. Dans la version de Guy-Pierre Couleau, Carolina Pecheny et Jessica Vedel glissent avec aisance d’un personnage à l’autre. Par contraste, elles accentuent ainsi l’impuissance d’un Don Juan qui subit les femmes au lieu de les soumettre à ses désirs. Dans le rôle de ce séducteur malgré lui, Nils Öhlund conserve une parfaite froideur. Dans l’esthétique foraine de la pièce, cette attitude dit avec force les dérèglements politiques que l’auteur voyait s’annoncer en 1937, au moment de l’écriture de son texte.

Théâtre des Halles, à 20 h. Tél : 04 32 76 24 51.

Théâtre
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