En France, la culture quitte la scène

Des manifestations annulées, des scènes qui ferment, des orchestres et des conservatoires qui réduisent la voilure… La baisse des dotations et la perte d’intérêt des élus pour les enjeux artistiques entraînent une chute de l’offre et de l’emploi, et font reculer la démocratisation.

Ingrid Merckx  • 8 juillet 2015 abonné·es
En France, la culture quitte la scène
© Photo : PHILIPPE HUGUEN/AFP

Janvier 2015 : une centaine de structures et de festivals annoncent leur disparition. Fin juin, Cartocrise en recense 215.

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En six mois, cette carte s’est fait connaître : « Son existence est arrivée aux oreilles de petites structures et manifestations qui se sont signalées », explique Emeline Jersol. Médiatrice culturelle au Boulon, Centre national des arts de la rue à Vieux-Condé (59), âgée de 26 ans, elle est l’initiatrice de cet outil qui fait office de révélateur.

La culture est-elle menacée en France ? La multiplication des points de couleurs sur cette carte le laisse penser. Les domaines les plus touchés étant la musique, puis les arts de la rue et le théâtre. L’année 2014 a été marquée par les mobilisations des intermittents et les marches pour la culture. 2015 par les premières conséquences des baisses des dotations de l’État aux collectivités. Janvier 2016 sonnera l’entrée en vigueur de la réforme territoriale. Actuellement en deuxième lecture à l’Assemblée, la loi Notre (Nouvelle organisation territoriale de la République) modifiera profondément le rapport des structures aux administrations décisionnaires. En France, la culture est subventionnée à 30 % par l’État et à 70 % par les collectivités, parmi lesquelles les villes à plus de 50 %. La baisse des dotations entraîne une situation inédite. Le 14 juillet, Avignon sera le théâtre d’une « parade des annulés » : « Des centaines de lieux et de festivals fermés, annulés, déprogrammés arbitrairement ou avec une programmation réduite, alerte la CGT-Spectacle. Des espaces de rencontre avec le public gravement réduits. Bref, un saccage de la politique culturelle et de la décentralisation, marqué par la disparition de nombreux emplois d’artistes et de techniciens. À cela s’ajoute la censure directe de certains maires qui interdisent des spectacles ou interviennent sur leur contenu. » Pour Olivier Py, directeur du festival d’Avignon, « voilà qui aurait été même impensable il y a trois ans [^2] ». Public et élus mesurent-ils l’ampleur du problème ? « Quand je dis à ma grand-mère : “Il y a de moins en moins de politiques qui portent les projets qui me tiennent à cœur”, ça lui parle beaucoup moins que si je lui montre, sur Cartocrise, les points représentant toutes les structures pour lesquelles je ne pourrai plus jamais travailler, indique Emeline Jersol. Dans mon réseau, j’entendais parler de projets qui s’effondraient un peu partout. J’ai créé cette carte pour les rendre visibles et alerter. »

La jeune femme reconnaît les limites de l’outil qu’elle a passé des nuits à élaborer et qu’elle continue de mettre à jour : « La carte ne recense que les fermetures et les annulations. Mon exigence était que chaque point soit sourcé. Mais elle ne donne pas d’informations sur les structures menacées ni sur les emplois supprimés ou l’engagement balayé de quantité de bénévoles. » La Cartocrise fait remonter ses données à mars 2014. « Le point de départ a été les municipales, explique Emeline Jersol. Les changements de bord politique des villes ont été ravageurs. Les baisses de dotations venant justifier l’abandon de projets culturels soutenus par le prédécesseur. » Droite et gauche, même combat : la nouvelle mairie écolo de Grenoble, par exemple, a coupé sa subvention à l’ensemble de musique ancienne les Musiciens du Louvre (même si elle est intervenue pour sauver le conservatoire, voir p 15). « Les fermetures et annulations ne sont pas dues qu’aux baisses de financements, mais aussi à des choix politiques, à des problèmes de gestion et de personnes, juge Emeline Jersol. Mais elles signalent une tendance : les élus misent davantage sur le loisir et l’événementiel que sur la création. » « Les baisses de dotations entrent bien sûr en ligne de compte, mais on observe surtout une désaffection du politique pour la culture, renchérit Philippe Fanjas, directeur de l’Association française des orchestres. On est loin des années Lang. Les élus ne s’intéressent plus à la culture, ou alors en privilégiant l’entrée éducative ou sociale au détriment de l’enjeu artistique, lequel s’affaiblit. Par exemple, pour un orchestre, ils vont moins s’intéresser à l’œuvre qu’à ses modalités de transmission. Quand ils ne versent pas dans une forme de populisme. » Les acteurs reçoivent des injonctions contradictoires : on leur demande de faire d’avantage pour la recherche de nouveaux publics mais on restreint les budgets de fonctionnement, ce qui freine leurs projets de développement. La démocratisation se retrouvant de fait en première ligne. « La culture n’est pas le seul secteur subventionné, rappelle Fabien André, chargé de mission auprès du Syndeac, en évoquant l’industrie ou le bâtiment. Mais nous entretenons un lien plus étroit avec les politiques, ce qui nous rend plus vulnérables : au lendemain des municipales de 2014, nous avons été stupéfaits par le nombre de directeurs licenciés, de structures fermées, de programmations et d’œuvres attaquées. » Si elle concerne assez peu le spectacle vivant, la loi sur la création qui arrive en septembre au Parlement devrait au moins permettre de graver dans le marbre la liberté de création, et donc de préserver œuvres et artistes de la censure. Pour le reste, c’est un vrai travail de formation des élus qui se met en place.

« La génération Hollande** est constituée à plus de 50 % de nouveaux élus qui ne maîtrisent pas les politiques publiques en direction de la culture,* reprend Fabien André. De nombreuses décisions ont été prises, comme celle entraînant la fermeture du Forum, la scène conventionnée du Blanc-Mesnil (93), par des élus qui n’en mesurent pas la portée. » Pour le Syndeac, la nouvelle étape de la décentralisation que représente la loi Notre doit être l’occasion d’ouvrir des espaces de concertation : « On ne peut plus imaginer que le départ d’un financeur fasse tomber l’ensemble d’une structure ou d’un projet. » « Les professionnels de la culture ne sont pas déconnectés de la société, ils en sont acteurs, rappelle Philippe Fanjas. Tout comme les musiciens d’un orchestre ne sont pas seulement les interprètes d’un patrimoine, ils sont implantés sur un territoire où ils jouent un rôle citoyen. » La méconnaissance que les politiques ont de la culture le frappe : « Un orchestre est un artiste collectif, d’où l’intérêt de la permanence, qui permet de forger une identité collective, un son, un programme. » Il existe 32 orchestres permanents en France, où les musiciens sont en contrat à durée indéterminée. « Si on altère son identité, un orchestre devient un simple opérateur fournissant de la musique au kilomètre. »

Philippe Fanjas redoute que la réforme territoriale et son redécoupage ne fassent naître des réflexions comme : pourquoi ne pas regrouper deux orchestres même s’ils sont distants de 300 kilomètres ? « Nous n’avons pas peur du mot “rentabilité”, précise-t-il, mais une rentabilité indirecte en termes de commerce, de transport, de tourisme, d’attractivité, et même de valeurs humaines du fait de l’intérêt pour des habitants, des écoles, des centres de loisirs d’avoir un orchestre à proximité. À quoi sert un orchestre ? Nous sommes ouverts à toute discussion sur notre rôle. Mais, si on y entre par le volet économique – “Un orchestre coûte trop cher” –, on fausse le débat. » Même réaction de la part de Fabien André : « La France possède un maillage culturel territorial qui s’est mis en place après la guerre et que le monde entier nous envie. Nous sommes prêts à le réorganiser, mais le point de départ ne peut être la remise en cause de notre existence. » Combien d’orchestres sont-ils menacés ? « Tous de mort lente », lâche Philippe Fanjas. Ce qui signifie réduction de projets, de concerts, du nombre de musiciens, d’œuvres jouées… L’heure est au paradoxe : alors que le principe de l’intermittence va être sanctuarisé par l’imminente loi sur le dialogue social, l’emploi et le travail dans le spectacle vivant se raréfient. La culture est aujourd’hui directement soumise à des choix politiques que « chacun prend dans son coin ». Quel rôle ? Quelle place ? Quelles politiques publiques ? C’est comme si on n’en parlait pas.

[^2]: Réforme, 18 juin.

Société
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