Krystian Lupa, soleil noir d’Avignon

La 69e édition du Festival d’Avignon continue de distiller ennui et déceptions. Au milieu du théâtre faussement subversif qui la domine, Des arbres à abattre, de Thomas Bernhard, fait merveille.

Anaïs Heluin  • 16 juillet 2015 abonné·es
Krystian Lupa, soleil noir d’Avignon
© Photo : Christophe Raynaud de Lage

Après l’éprouvant Roi Lear d’Olivier Py en ouverture du festival d’Avignon, on espérait trouver du réconfort auprès des grandes pointures du théâtre européen programmées dans le « in » et de quelques compagnies moins habituées des scènes internationales.

Attente en partie déçue. Avec son Vivier des noms, Valère Novarina poursuit son catalogue de noms invraisemblables commencé en 1986 dans le Drame de la vie sans parvenir à relier entre elles les belles fulgurances qui traversent son spectacle. Trop long – trois heures environ –, le festin littéraire annoncé par l’ouverture d’Agnès Sourdillon, une des comédiennes phares de l’univers novarinien, finit par tourner à l’exercice de virtuosité pour ne pas dire à la séance de gavage. C’est brillant, mais difficile à avaler. Et c’est d’autant plus dommage que dans ce festival d’Avignon, le flux de paroles pleines d’inventivité et d’absurde du théâtre de Novarina dénote. Pour le dramaturge et metteur en scène suisse, le langage est en soi arme de contestation politique et critique de la société de consommation.

Les Estoniens de la compagnie Teater NO99 et le duo franco-israélien Winter Family optent pour des dénonciations beaucoup plus explicites. Dans NO51 Ma femme m’a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances, les premiers tentent une parodie de drame domestique sur un homme fraîchement quitté par sa femme, qui, à l’aide d’inconnus recrutés comme modèles, tente de reconstituer ses photos de vacances sur une île paradisiaque. Après une scène clownesque et prometteuse, où l’on voit ce malheureux se livrer à de petits rituels ridicules dans sa chambre d’hôtel, la pièce tourne vite au procédé. En metteur en scène bourré de tics et d’obsessions, l’homme fait poser ses figurants qui n’ont ni l’âge ni l’allure requis pour incarner une petite famille bien comme il faut. Comme si la critique du narcissisme ambiant et de la toute-puissance de l’image n’étaient pas assez clairs, le résultat est à chaque fois projeté sur un écran.

Sorte de Société du spectacle 2.0, No World/FPLL, de l’artiste israélienne Ruth Rosenthal et du musicien Xavier Klaine, dit sans plus de finesse son mépris du spectaculaire. Comme si Guy Debord n’avait jamais existé, le duo qui s’est fait connaître avec l’intéressant Jérusalem Plomb durci sur la politique d’Israël se livre à un collage insipide. Des captures d’écrans Facebook ou Youtube projetées sur un écran, toutes sortes de musiques et de bruitages parasitent des témoignages en voix off. La misère des victimes du capitalisme qui s’y expriment est noyée dans un fourbi qui à force de vouloir tirer sur toutes les manifestations de la société de consommation n’en atteint aucune. Avec son adaptation de Des arbres à abattre, de Thomas Bernhard, Krystian Lupa fait un pied de nez au théâtre faussement subversif qui domine jusque-là cette édition du Festival d’Avignon. Cela au sens figuré comme au sens propre – le metteur en scène polonais fait malicieusement citer à ses personnages le Roi Lear et le Chemin de Damas, toutes deux au programme du « in ». Il décontextualise l’œuvre inscrite dans le milieu artistique de l’Autriche d’après-guerre, et en étend ainsi largement la portée. L’ennui et le délitement qui traverse le « dîner artistique » donné par les époux Auersberger en l’honneur d’un comédien arrive jusqu’à nous avec force.

La lenteur des comédiens, leur chuchotement entrecoupé de cris fascine. Pendant 4 h 30, on se laisse remuer par la violence sourde que le metteur en scène polonais a choisi de river à une structure mobile. À chaque changement de tableau, les interprètes tournent le lourd plateau carré pour installer dans un décor différent le désespoir de leurs personnages. Complexe, ce dispositif n’est jamais gratuit. C’est là une des grandes différence entre la merveille de Lupa et les pièces évoquées plus tôt.

Théâtre
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