La France malade de sa mémoire

Deux historiens et un sociologue analysent les obsessions identitaires qui déchirent la société française.

Olivier Doubre  • 23 septembre 2015 abonné·es
La France malade de sa mémoire
Le Grand Repli , Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Ahmed Boubeker, préface d’Achille Mbembe, postface de Benjamin Stora, La Découverte, 198 p., 14,50 euros.
© Cohen/AFP

En 2010, les historiens Nicolas Bancel et Pascal Blanchard et le sociologue Ahmed Boubeker publiaient Ruptures postcoloniales  (La Découverte). Ils souhaitaient contribuer à « repenser le cadre hexagonal », lacéré par des crispations, des assignations et des conflits identitaires largement dus à l’héritage impérial. Le livre était sorti en plein débat sur l’identité nationale, organisé par le ministère « de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire ». On se souvient combien l’initiative, destinée à prolonger – en vain – le siphonnage des voix du Front national, avait entraîné des dérapages racistes, souvent dans des salles communales mises à disposition par des élus locaux qui ne brillaient pas non plus par leurs précautions oratoires. Il s’agissait surtout, se rappellent les auteurs, de créer une dynamique idéologique qui voulait « opposer la “vraie France” à sa multiculturalité contemporaine ». Cinq ans après les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises, les trois chercheurs souhaitaient alors que leur « travail de déconstruction, pour replacer dans une perspective historique ce que nous vivons désormais de plein fouet et que de nombreux historiens américains qualifient d’“éclaboussures impériales” », contribue à donner des pistes pour comprendre le devenir de la société française dans une perspective globale. Avec l’espoir que « la diversité serait acceptée », enfin considérée comme une richesse pour la nation, « et que les thèses du FN se marginaliseraient avec le temps ». Aujourd’hui, dans un nouvel ouvrage, Bancel, Blanchard et Boubeker ajoutent, amers : « Nous espérions que le tournant électoral de 2012 marquerait un profond changement des politiques publiques. Nous avions tort. La crise s’est installée. De la fracture, nous sommes passés au grand repli. Et le piège semble se refermer. »

En 2015, la France semble en effet piégée, engluée dans des crispations identitaires toujours plus tenaces, paralysantes, dans un mélange « particulièrement explosif de rejet de l’autre, ouvertement affirmé, et de déclinisme qui alimente le retour décomplexé du racisme et de l’ordre sécuritaire ». Or, pour cette France qui s’est toujours présentée comme ouverte au monde, ce « grand repli » est, selon eux, un processus destructeur. Les auteurs dressent ainsi la liste peu glorieuse des échecs de la construction d’une société de la diversité, du développement social, des politiques migratoires – devenues aujourd’hui synonymes de « brutalisation » et de « focalisation presque obsessionnelle sur l’immigration, par un discours récurrent de stigmatisation à l’encontre des étrangers et des descendants de migrants ». Un discours mais aussi une avalanche de lois, de décrets et de circulaires qui, depuis les années 1980, « ont contribué à valider l’idée que l’immigration constituerait un problème majeur pour la société française » … Aujourd’hui, face à l’actuelle crise migratoire majeure, on est en droit de se poser la question : la France est-elle seule à connaître ce « grand repli » ? Ses voisins européens ne sont-ils pas en proie aux mêmes réflexes égoïstes ? Les extrêmes droites ne progressent-elles pas autant dans les autres nations occidentales ? Certes, de la Belgique à la Slovaquie, du Danemark à la Hongrie, de la Suède à l’Autriche, à l’Italie ou à la Grèce (où sévit un authentique parti néonazi, arrivé troisième aux élections dimanche dernier), les formations populistes ou néofascistes s’implantent de plus en plus solidement dans les opinions publiques. Mais le « grand repli » français semble prendre une dimension spécifique.

Aux échecs des politiques publiques vient en effet s’ajouter un racisme de plus en plus décomplexé. Mais aussi, plus largement, des discours nourris – dépassant le clivage droite/gauche – où la défense de la République signifie « guerroyer contre [s]es casseurs » (entendez ces sauvageons-de-banlieues-issus-de-familles-polygames-musulmanes, qu’Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie française, donnait pour responsables des émeutes de 2005). Où la laïcité, supposément menacée par ce « fichu fichu » qu’est le voile, devient une « ligne Maginot » contre ce nouvel « ennemi intérieur » que serait le « prétendu communautarisme musulman ». « Convoquée pour sceller l’union nationale » par des réactionnaires médiatiques, de « gauche » comme de droite, récitant leur « catéchisme laïcard », cette laïcité « falsifiée » (selon le mot de l’historien Jean Baubérot, spécialiste de la question) ne laisse pas d’étonner le monde entier – jusqu’à Barack Obama ! En outre, comme le souligne Benjamin Stora dans sa postface, « le discours différentialiste ambiant, qui s’abrite curieusement sous un masque républicain et à travers une laïcité revisitée, insiste sans cesse sur les différences considérées comme insurmontables, et renvoie constamment les “communautés” à leurs pratiques culturelles et religieuses, sans poser la question des droits et devoirs qu’impliquerait une citoyenneté égalitaire. Or, réussir l’intégration passe nécessairement par l’accès du plus grand nombre à une histoire plurielle » .

Car ce « grand repli » ne concerne pas seulement les soi-disant « Français de souche ». Il progresse aussi, en réaction, parmi les différentes « communautés » supposées, sans cesse renvoyées à leurs origines ou à leurs spécificités, et dont on exige toujours plus de preuves d’une « intégration » jugée incomplète. Toutefois, cette tendance générale au repli sur le mythe d’une France « gauloise » ou « éternelle », louée par les intellectuels réactionnaires, s’explique aussi par une certaine « nostalgie de la “grandeur passée” » et le sentiment du déclin de sa place dans le monde, alors qu’elle s’est, depuis des siècles, rêvée en « institutrice universelle » des droits de l’homme. Loin de notre empire colonial aux cent millions d’âmes des années 1930, « notre grand récit républicain s’est mis à bégayer depuis que l’Hexagone n’est plus qu’une puissance de second plan, une nation européenne dotée désormais de quelques territoires ultramarins » … Il faudra pourtant que la société française accepte de « partager » ce récit et sa mémoire, car les immigrés postcoloniaux ont droit à une généalogie, comme tout un chacun. « Il est temps d’engager une écriture commune du passé ; ignorez le passé, il se vengera », préviennent les auteurs. Nos intellectuels réactionnaires, médiatiques et laïcards, en continuant à célébrer une seule mémoire « officielle », blanche, impériale, occidentale, ne font qu’accentuer le repli. Ils jouent même avec le feu puisque « cette absence de transmission nous conduit, in fine, à revivre les conflits d’hier ». Or, comme le souligne l’historien africain Achille Mbembe dans sa préface  *: « Dorénavant et de façon indélébile, la France sera marquée au pluriel, et il n’y a strictement rien que l’on puisse faire pour inverser cette tendance. »*

Idées
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