Poésie dans la nuit

Isabelle Lafon adapte Notes sur Anna Akhmatova de l’auteure russe Lydia Tchoukovskaïa.

Anaïs Heluin  • 23 septembre 2015 abonné·es
Poésie dans la nuit
Deux ampoules sur cinq , librement adapté des Notes sur Anna Akhmatova (Albin Michel, 1980) par Isabelle Lafon, à la Maison des métallos à Paris jusqu’au 27 septembre. www.maisondesmetallos.org
© Pascal Victor

Le théâtre d’Isabelle Lafon s’intéresse aux rescapés. À leurs paroles, surtout. Dans Igishanga (2002), le premier spectacle de sa compagnie Les Merveilleuses, elle portait elle-même sur scène les récits de survivantes du génocide rwandais. Ceux de Sylvie Umubyeyi, assistante sociale, et de Claudine Kayitési, agricultrice, recueillis par Jean Hatzfeld dans son livre Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais (Seuil, 2003). Seule sur une scène nue, dans une obscurité presque totale, la comédienne et metteuse en scène disait la descente aux enfers tutsie sans tout à fait l’incarner. Trop douloureux. Trop loin de son histoire personnelle.

Librement adapté de Notes sur Anna Akhmatova, de Lydia Tchoukovskaïa, Deux ampoules sur cinq traite de la purge stalinienne sur un mode similaire. Mais, cette fois, Isabelle Lafon n’hésite pas à se mettre dans la peau de la poétesse russe, très populaire depuis son premier recueil, Soir, paru en 1912. Son Anna Akhmatova (1889-1966) n’a pourtant rien d’une diva. En 1938, quand la critique et auteure Lydia Tchoukovskaïa – incarnée par Johanna Korthals Altes, délicate et lumineuse – commence à fréquenter la poétesse et à tenir un journal de leurs échanges, cette dernière vit dans une maison communautaire à la limite de l’insalubrité et manque de l’essentiel. La première fois que Lydia lui rend visite, elle l’accueille dans des vêtements loqueteux, du savon plein les mains. La Russie connaît ses années les plus sombres ; Anna est interdite de publication depuis 1921 et vit dans la précarité et une peur constante de la surveillance.

Comme son titre l’indique, la pénombre de Deux ampoules sur cinq est aussi profonde que celle d’ Igishanga. Pour percer l’obscurité, les deux comédiennes proposent à quelques spectateurs des lampes torches. Elles-mêmes en sont munies et éclairent leurs conversations à cette seule source. Leur parole est rage et humour noir arrachés à la nuit. Simple et efficace, ce dispositif n’a aucune vocation réaliste. Il est une subtile métaphore du théâtre et stylise les conditions d’écriture pendant la purge. Celles d’Anna Akhmatova, qui faisait apprendre par cœur ses poèmes à Lydia Tchoukovskaïa pour éviter qu’ils ne soient découverts et détruits. Celles de Lydia aussi, qui, pour écrire ses Notes, a pris des précautions tout aussi alambiquées. Par le noir, Isabelle Lafon dit la beauté de la poésie dite en plein jour. Et sa fragilité.

Théâtre
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