Roland Gori : Pour un individu conscient

Le psychanalyste Roland Gori analyse le caractère factice pour l’individu des promesses de richesse, de liberté et de sécurité du néolibéralisme.

Olivier Doubre  • 2 septembre 2015 abonné·es
Roland Gori : Pour un individu conscient
L’Individu ingouvernable , Roland Gori, Les Liens qui libèrent, 352 p., 22,50 euros.
© VENANCE/AFP

Nicolas Sarkozy était à l’Élysée depuis plus de deux ans. Après l’écrasement politique et même moral que sa victoire avait signifié pour nombre de militants ou de simples citoyens, après d’incessantes attaques contre les droits sociaux et les services publics, les mobilisations reprirent. Les professionnels de la santé protestèrent contre la limitation de l’accès aux soins et la réduction des remboursements par la Sécurité sociale. Des enseignants contre les fermetures de classes ou la diminution des zones d’éducation prioritaire. Idem pour les travailleurs sociaux, les juges pour enfants, les avocats, les chercheurs, les professeurs d’université… Mais ces mobilisations restaient trop souvent cantonnées à leurs secteurs respectifs. D’où l’idée, au bout de deux ans, de les réunir dans un « Appel des appels », publié le 9 janvier 2009 à l’initiative du psychanalyste Roland Gori, « pour résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social », en vue de constituer un collectif national « de tous les secteurs dédiés au bien public » .

Dans son dernier ouvrage, l’Individu ingouvernable, Roland Gori s’inscrit clairement dans cet objectif d’analyse et de lutte, avec l’appui de la philosophie des Lumières et de la psychanalyse freudienne. Ce travail veut montrer combien la sacro-sainte autonomie libérale, loin d’ouvrir à l’individu auto-entrepreneur les voies de l’émancipation, a permis l’accroissement global des richesses, mais, in fine, « au profit de quelques-uns, aux dépens de tous ». D’où l’idée que « l’histoire se répète », puisque les « masses d’individus déçus et désespérés » éprouvent à intervalles réguliers « une désillusion brutale des idéaux factices du libéralisme, de sa fausse sécurité, de sa fausse liberté, de sa fausse culture égalitaire et universelle ». Le livre permet d’appréhender, au fil des références citées, de Freud à Hannah Arendt, Bourdieu, Foucault ou Camus, de Max Weber à Walter Benjamin ou à Stefan Zweig, les processus qui mènent, de façon répétitive, à cet individu isolé et bientôt « ingouvernable », car les « illusions libérales » finissent toujours par nier sa « dignité politique, sa grandeur et sa vulnérabilité humaines et ses contradictions subjectives ». Roland Gori reprend ici le réquisitoire qu’il a maintes fois dressé contre l’ « évaluation généralisée des comportements », synonyme d’une « normalisation » de ces derniers « par la “technique”,  [qui] s’est très tôt alliée aux exigences de la production industrielle et aux intérêts politiques de ceux qui en tirent profit ». Et l’auteur de voir « aujourd’hui notre joie de vivre, notre raison critique, notre conscience morale, nos valeurs humanistes  […] menacées par un nouveau totalitarisme, par le pouvoir suprême des techniques elles-mêmes, transformant leur exécution en technofascisme »

Pour autant, si sa critique des illusions portées par le néolibéralisme, « destructrices de l’humain » et de ses droits, vise juste, le lecteur reste, une fois le volume achevé, sur sa faim. Faim d’une analyse actualisée et moins abstraite, attendant des propositions de luttes plus précises, se décidant à trancher entre une approche uniquement philosophique et une critique de la progression de l’inégalité consubstantielle à la globalisation néolibérale… Même si, au début du livre, Roland Gori dénonce « le dépérissement des missions publiques des États » ou « l’incapacité à produire du bien commun », mais aussi le fait que « les souverainetés populaires et nationales sont désavouées lorsqu’elles viennent contredire et s’opposer à la ligne politique du “parti” de la démocratie libérale ». À l’instar de ce qui se produisit pour le TCE en 2005, ou du « martyr actuel du peuple grec » … On eût alors préféré que ses critiques renouent avec l’esprit plus pragmatique et efficace de l’initiative de 2009 dont il fut l’un des principaux promoteurs. Celui d’une volonté d’unifier les luttes à partir d’enjeux concrets. La psychanalyse, et la promesse d’émancipation dont elle est porteuse, ne peut pas tout. Si elle est assurément une ressource pour Roland Gori afin de penser la critique de cet individu isolé, toujours en concurrence avec ses semblables, la pensée de l’auteur tend à buter sur l’articulation entre l’émancipation de ce dernier et la construction d’un collectif capable de résister à l’aliénation induite par ces « idéaux factices du libéralisme ».

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