La maladie présidentielle

Plusieurs auteurs remettent en cause le processus de « monarchie élective » des démocraties modernes.

Olivier Doubre  • 28 octobre 2015 abonné·es
La maladie présidentielle
© FEFERBERG/AFP

Devant une centaine de journalistes, lors du dîner annuel de l’Association de la presse présidentielle, François Hollande déclarait sans ciller, le 27 juillet : « Un président impopulaire peut agir avec une grande capacité, une grande liberté  […], c’est ça qui fait la différence entre nos institutions et celles de nos voisins. » Même si cette supposée exception française serait sans doute démentie par des citoyens d’autres pays européens, la petite phrase dit combien le régime de la Ve République peut être assimilé à une véritable monarchie élective. Depuis des décennies, les critiques sont légion sur notre système présidentialiste, voire « hyper-présidentiel », comme on l’a dit du temps de Nicolas Sarkozy. Pourtant, cette prépondérance du pouvoir exécutif est bien un phénomène général qui concerne l’ensemble des pays dits démocratiques. Professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon poursuit une large enquête sur les mutations des démocraties contemporaines. Après une réflexion parue en 2011 sur la « contre-révolution » que constitue le recul de l’égalité dans nos sociétés, source de perversion de l’idée démocratique [^2], le sociologue fait l’hypothèse que le dysfonctionnement de nos démocraties a d’abord pour cause le fait que « nous sommes aujourd’hui immergés dans l’évidence de la suprématie de cette fonction gouvernante ». Et surtout, « faute d’avoir clairement analysé ce changement de paradigme, nous peinons à appréhender les véritables racines du désenchantement  [des citoyens] et donc à déterminer les conditions d’un nouveau progrès démocratique » .

L’historien Nicolas Rousselier vient justement documenter le processus de cette évolution, depuis le XIXe siècle en France, d’une « République du Parlement » à la « République du Président ». D’emblée, il souligne que, « fiché au cœur de l’expérience républicaine française, le “pouvoir exécutif” n’a jamais cessé d’être un problème ». D’abord « mal pensé ou même “impensé” par les républicains du XIXe siècle », l’exécutif devait à l’époque « se mettre au service de la nation assemblée ». Mais, avec le développement de l’intervention de l’État dans de multiples domaines, celui qui ne devait qu’être un « exécutant » – l’adjectif exprimant bien sa « position subalterne » pour ceux qui voulaient rompre avec le pouvoir personnel des rois et des empereurs – est devenu prépondérant. Si la droite était évidemment portée à souhaiter un pouvoir fort, la gauche s’y est peu à peu ralliée dans le but de construire l’État social. Or, Nicolas Rousselier rappelle le fonctionnement efficace du régime d’assemblée, alors qu’on en a gardé un souvenir inexact de faiblesse, d’instabilité gouvernementale et de petits arrangements entre partis, loin des électeurs. Au contraire, « malgré les incessantes crises ministérielles, le bilan de sa production législative demeure impressionnant », comme l’instauration des grandes libertés publiques (presse, associations, syndicats, réunion…), du système d’enseignement public ou des premières lois sociales. Surtout, au lieu d’être « le diktat d’un seul parti », la loi était alors « le fruit de majorités d’idées qui donnaient au texte une assise plus grande et un degré plus élevé de légitimité nationale ». Sous ce régime d’assemblée (si décrié depuis 1958), « la discussion était donc une méthode de décision, y compris par le biais de compromis réalisés entre des courants et des groupes que beaucoup de choses semblaient opposer ».

**Or, aujourd’hui, « la logique *profonde du régime est de défendre l’efficacité du gouvernement »  : la discussion n’a pas disparu, mais elle se déroule essentiellement au sein des cabinets ministériels, entre experts et hauts fonctionnaires, le dernier mot revenant au ministre ou au Président. « En ce sens, le “régime de la discussion” existe encore d’un point de vue technique, mais plus d’un point de vue politique ». C’est ce qui fait noter à Pierre Rosanvallon que « nos régimes sont dits démocratiques parce qu’ils sont consacrés par les urnes, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement, car l’action des gouvernements n’obéit pas à des règles de transparence ». Pis, nous vivons dans une démocratie « d’autorisation », dans le sens où l’action de l’exécutif est uniquement sanctionnée lors de l’élection. Les citoyens n’ont pas (ou si peu) la possibilité de se faire entendre entre les scrutins. Le sociologue appelle donc à l’avènement d’une démocratie « d’exercice », modifiant la nature des rapports entre gouvernés et gouvernants, où les citoyens cesseraient d’être les « souverains d’un jour », celui du vote, pour être investis dans une « dimension post-électorale » et, « de façon plus continue, dans le contrôle des gouvernants ». On peut ici regretter que l’auteur ne fasse qu’en conclusion de son ouvrage, et de manière succincte, des propositions pour constituer une « deuxième révolution démocratique », succédant à celle que fut la conquête du suffrage universel. Il suggère ainsi que soient créées de nouvelles instances, chargées de contrôler et de développer « la qualité du fonctionnement » démocratique, reposant sur une charte au statut équivalent à la Déclaration des droits de l’homme. Par exemple, un « Conseil du fonctionnement démocratique » serait élu, à côté du Parlement, mais aussi des « commissions publiques » évaluant « la qualité démocratique de la détermination des politiques publiques » ou encore des « organisations de vigilance citoyenne » menant un travail d’implication et de formation de citoyens. Un vrai « quatrième pouvoir », en somme.

Louable dans son optique de « bon gouvernement », cette réflexion fait l’impasse sur la question institutionnelle, qui est pourtant l’une des sources fondamentales du désarroi, voire de la colère, des citoyens quant au fonctionnement actuel de nos régimes démocratiques. Pierre Rosanvallon le reconnaît d’ailleurs volontiers, renvoyant cette dimension –  « évidemment décisive »  – à un ouvrage ultérieur. Cependant, il semble difficile, voire naïf, de ne pas coupler les deux domaines. C’est ce à quoi s’essaie l’avocate Raquel Garrido, cofondatrice du Parti de gauche, dans un « guide citoyen » qui énonce des pistes pour « en finir avec la monarchie présidentielle » et retrouver ainsi « l’esprit de la République ». Pour rompre avec le principe d’un président qui n’est « responsable devant personne », l’auteure appelle à élire une Assemblée constituante, « cette méthodologie française qui a inspiré le monde entier », chargée d’abord de rééquilibrer les pouvoirs et de remettre le citoyen au cœur du système. Elle donne quelques exemples de réformes, comme le vote obligatoire, la révocation des élus ou la préservation de biens communs… Tout est à débattre, mais il s’agit aujourd’hui de sauver l’idée démocratique en la renouvelant. Face aux populismes aux relents autoritaires, il y a urgence.

[^1]: Cf. la Société des égaux (Seuil, 2011), où l’auteur revenait sur ses aspirations libérales des années 1980 face à l’accroissement des inégalités. Voir Politis n° 1171 (6 octobre 2011).

Le Bon Gouvernement , Pierre Rosanvallon, Seuil, 416 p., 22,50 euros.

Guide citoyen de la 6e République. Pourquoi et comment en finir avec la monarchie présidentielle , Raquel Garrido, Fayard, 136 p., 10 euros.

La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France (XIXe-XXIe siècles) , Nicolas Rousselier, Gallimard, 848 p., 34,50 euros.

Le Bon Gouvernement , Pierre Rosanvallon, Seuil, 416 p., 22,50 euros.

Guide citoyen de la 6e République. Pourquoi et comment en finir avec la monarchie présidentielle , Raquel Garrido, Fayard, 136 p., 10 euros.

La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France (XIXe-XXIe siècles) , Nicolas Rousselier, Gallimard, 848 p., 34,50 euros.

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