L’art tunisien entre rage et désespoir

Les Journées théâtrales de Carthage ont mis en lumière le sentiment d’impasse politique qui domine en Tunisie, au lendemain de l’attribution du prix Nobel de la paix au quartet du dialogue.

Anaïs Heluin  • 21 octobre 2015 abonné·es
L’art tunisien entre rage et désespoir
© Photo : JTC

Au milieu de l’avenue Bourguiba, un attroupement largement entouré de policiers. De loin, on pense à une manifestation. Depuis la chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011, les rassemblements sont quotidiens sur cette artère centrale de Tunis. Contre la corruption, en solidarité avec le peuple palestinien, en réaction à des décisions gouvernementales… Ils font partie du paysage familier de la capitale. Mais, ce 16 octobre, le groupe a plutôt un air de parade. Au son d’une musique traditionnelle, des hommes montés sur des échasses occupent un périmètre délimité par des barrières de sécurité. «  C’est notre petit Avignon  », commente un jeune homme. Un apprenti comédien qui prévoit de terminer ses études à Berlin ou à Lyon. Nous sommes devant le Théâtre municipal de Tunis, juste avant l’inauguration officielle de la 17e édition des Journées théâtrales de Carthage (JTC), le plus important festival de théâtre arabo-africain, le plus ancien aussi, qui se tient jusqu’au 24 novembre.

Pourtant, une semaine après l’attribution du prix Nobel de la paix au quartet du dialogue tunisien, l’ambiance n’est pas vraiment à la fête. «   Nous allons de déception en déception. Nous n’avons jamais vraiment fêté le 14 janvier, ni aucune avancée obtenue depuis. Même l’avènement du quartet en 2013 n’a pas été perçu par la population comme une chose exceptionnelle », affirme Yassine Guiga, président de la délégation de la Ligue tunisienne des droits de l’homme [^2] de l’Ariana (gouvernorat de la banlieue nord de Tunis). Les attentats du Bardo et de Sousse n’ont pas arrangé les choses. On en parle peu, mais la surveillance policière est là pour les rappeler. «   La récession économique s’est accentuée depuis ces événements. La situation politique est pire encore, poursuit Yassine Guiga. La coalition entre le gouvernement du président Béji Caïd Essebsi et Ennahdha est en train de s’effondrer. Une intervention du quartet serait utile, mais lui aussi est traversé par des dissensions depuis qu’il a obtenu la ratification de la nouvelle constitution. » Inaugurées par un hommage au comédien et metteur en scène Ezzedine Guennoun, décédé en mars 2015, les JTC se font l’écho d’une désillusion exprimée dans la plupart des pièces programmées. Souvent sous forme de cri. Parfois avec humour. Lors du discours d’ouverture, le directeur du festival, Lassaad Jamoussi, a attribué à la municipalité de Tunis un « prix de la médiocrité » pour son faible soutien au festival et plus largement à la culture. La dernière pièce de Guennoun, Monstranum’s, a prolongé cette veine ironique. Connu pour son militantisme à la tête du théâtre El Hamra, l’artiste s’est retiré avec un spectacle sur le chaos postrévolutionnaire, où des comédiens rivés à leur siège de bureau poursuivent les mascarades et crimes politiques commencés avant la révolution.

En arrivant à Tunis, David Bobée, metteur en scène et directeur du Centre dramatique national de Haute-Normandie, a été «   frappé par l’amertume des jeunes interprètes tunisiens inscrits aux ateliers initiés par les chorégraphes Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek  ». Loin de la fierté révolutionnaire qu’il s’attendait à trouver, il a rencontré «   une dépression collective latente ». Un manque de perspectives d’avenir lié autant à la difficulté de monter et de faire vivre des projets théâtraux en Tunisie qu’à la confusion politique mise en scène par la grande majorité – pour ne pas dire l’ensemble – des compagnies actuelles. «   Tout ici est politique, explique David Bobée. Aussi, quand Lassaad Jamoussi m’a proposé de créer un spectacle pour les JTC avec Hafiz et Aïcha, il m’a semblé évident qu’il fallait faire une pièce politique. Mais comment le faire en tant qu’artiste français ? J’ai opté pour une approche distanciée, métaphorique. » Et c’est une réussite. Présentée à l’Institut français (et non en extérieur, comme prévu au départ), son adaptation en tunisois de La vie est un songe, de Pedro Calderón, dit la dictature, la révolution et ses lendemains, dans un subtil mélange de théâtre, de danse et d’acrobatie. Bien que l’action se situe dans une Pologne imaginaire, la référence à la Tunisie n’échappe à personne. Le théâtre assume ici pleinement la fonction critique que les grandes figures du théâtre tunisien, comme Fadhel Jaïbi, directeur du Théâtre municipal, Taoufik Jebali, à la tête d’El Teatro depuis 1987, et Ezzedine Guennoun ont toujours donnée à leur travail. Y compris sous Ben Ali.

Le mélange d’abattement et de résistance que l’on constate aux JTC excède le milieu théâtral. Directrice des éditions Elyzad, Élisabeth Daldoul déplore une «   absence de politique du livre, voire de la culture en général. Nous n’avons aucun interlocuteur au ministère. Après la révolution, les attentes étaient grandes. L’enthousiasme est hélas vite retombé ». Pourtant, elle ne désespère pas. Avec la libération de la parole, constate-t-elle, de nombreux jeunes auteurs ont pris la plume. «   C’est encore maladroit, mais rassurant. Malgré la tristesse actuelle, je suis persuadée que ceux qui sont descendus dans la rue et se mettent aujourd’hui à écrire de la fiction vont faire changer les choses. Il faut être patient et soutenir ce qui émerge. » Nidhal Guiga, qui s’est chargée de la traduction en tunisois de La vie est un songe, pense quant à elle que le domaine artistique le plus vivant aujourd’hui en Tunisie est le cinéma. Auteure de plusieurs pièces qu’elle a elle-même mises en scène, elle entame une carrière cinématographique. «   Je me sens mal à l’aise dans le théâtre. Beaucoup de choses ont changé depuis la révolution, et je ne parviens pas pour le moment à y trouver ma place. Les one-man-show n’ont jamais été autant soutenus, et le théâtre de création est en souffrance. » Mais Nidhal Guiga poursuit son chemin, avec la publication d’un roman, Tristesse avenue, aux éditions Arabesques.

[^1]: Une des quatre institutions du quartet, avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) et l’Ordre national des avocats de Tunisie.

Théâtre
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