Plaidoyer contre les préjugés

Quatre correspondantes en Europe du Sud brossent le portrait de victimes de la dette.

Denis Sieffert  • 21 octobre 2015 abonné·es
Plaidoyer contre les préjugés
Visages de la crise , Buchet-Chastel, 136 p., 15 euros.

Elles sont quatre journalistes, correspondantes dans cette Europe du Sud frappée par la crise : Marie-Line Darcy au Portugal, Mathilde Auvillain en Italie, Angélique Kourounis – que les lecteurs de Politis connaissent bien – en Grèce et Gaëlle Lucas en Espagne. Quatre femmes qui ont décidé de donner des visages à la crise. Elles nous proposent huit portraits frémissants de vie, de douleur et d’espoir.

Voici Céu, 53 ans, originaire du nord du Portugal, divorcée, photographe au chômage depuis qu’elle a démissionné de son journal par solidarité avec ceux que son patron licenciait. C’est une victime collatérale de la crise. Elle évoque la décennie 1985-1995, années bénies pour les promoteurs et les spéculateurs, et le piège du crédit facile : « Les gens ne voyaient que le bon côté des choses, sans se douter qu’il y aurait une contrepartie […], on recevait des cartes de crédit envoyées par des banques américaines […], sans oublier les incitations pour devenir propriétaire. » Et, soudain, ce fut la ressaca, la « gueule de bois ». L’injonction à rembourser. Les licenciements, la crise. « C’est sans doute pour notre amour de la vie qu’on nous punit », dit-elle. Céu regrette un peu la résignation de beaucoup de ses compatriotes, qu’elle appelle pudiquement « conformisme ».

Et voici José Roldàn, 49 ans, le paysan andalou devenu maçon en plein boom immobilier. C’est la folle époque des infrastructures inutiles et des lotissements à jamais inoccupés. Construire pour construire pour le plus grand profit de la spéculation immobilière. Et soudain, comme pour Céu, plus rien. Chômage et douloureux retour à la terre. José en veut aux politiques : « J’ai décidé de ne plus voter », dit-il.

Destins, origines sociales, tout est différent, mais les histoires se rejoignent. Comme celle d’Irini, l’enseignante engagée de la banlieue d’Athènes, « la crise grecque personnifiée », écrit Angélique Kourounis : « Ce sont les larmes d’Irini qui m’ont fait comprendre la fracture des mémorandums d’austérité. » Des larmes versées parce que « l’espoir s’évaporait » et qu’il allait être « de plus en plus difficile de garder sa dignité ». Irini raconte la honte des enfants de son école lorsqu’il leur a fallu prendre les sacs de nourriture distribués en solidarité. Son salaire de prof est passé de 1 460 à 860 euros. Elle a décidé de ne pas donner de petit frère ou de petite sœur à Naya, sa fille. La situation est devenue trop incertaine. La crise pénètre au plus profond de l’intimité. Il faudrait encore citer Monica, la biologiste madrilène, Salvo, le Sicilien, et quelques autres… Au-delà de ces portraits, le livre est un vibrant plaidoyer pour ces peuples du sud de l’Europe, « pauvres et fainéants », selon le cliché, et surtout « mauvais élèves du néolibéralisme ». Un plaidoyer contre les préjugés xénophobes et un cri d’alarme contre le risque de dérive, entre haine de l’autre et repli identitaire.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

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