Lettre à «des enfants de la guerre»

TRIBUNE. Après les attentats, la journaliste Eloïse Lebourg, qui tient le blog [La Rue au quotidien], adresse un message d’amour à ses filles et les prévient du monde qui les attend.

Eloïse Lebourg  • 21 novembre 2015
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Lettre à «des enfants de la guerre»
© Photo: Devant le Petit Cambodge (Paris 10e) le 15 novembe (ALAIN JOCARD / AFP).

**A nos filles,
Mes chers petits trésors,

Je suis encore vivante alors je vous écris…** Je ne connaissais pas le groupe qui jouait au Bataclan… Mon manque de culture m’a sauvé la vie… Je ne buvais pas un coup en terrasse d’un café parisien, je suis une provinciale, un peu vieille, un peu cruche, un peu fatiguée… Et je n’avais pas la force vendredi soir de sortir, j’avais envie d’être avec votre père et vous…

Pour toutes ces raisons, je suis assez vivante pour vous écrire ce soir…
Vous écrire que le pire est à venir, que vous êtes des enfants d’une guerre qui ne donne pas son nom, une guerre de cons, une guerre de haine, une guerre qui en entraîne tant d’autres et partout…

Cette guerre sera aussi la vôtre , celle à laquelle il faudra résister par l’amour, par la tolérance et par la joie… Une guerre impitoyable dans laquelle votre seul rôle sera d’être heureuses.
  Résistantes. Souriantes.

Vous tomberez peut-être sous les balles que l’on vous infligera, et tu me l’as dit Capucine « Maman, quand même tu serais triste si je mourrai avant toi… » Je ne serai pas triste, je serai morte aussi…

Mais quoiqu’il nous arrive à tous les quatre (tous les cinq puisque vous voulez qu’on compte le chat), il ne faudra jamais devenir haineux. En colère oui, je ne carbure qu’à ça. La colère, elle anime, elle passionne, elle enrage, elle nous guide, nous actionne. Mais pas la haine, elle aveugle, elle tue…

Vous passerez votre temps sur cette terre à vivre dans le doute , dans l’effroi, dans la peur, lorsque les bombes retentiront. J’aimerais que vous ressentiez le même effroi si les bombes tombent à vos côtés ou sur d’autres frontières. La mort d’innocents doit vous être à chaque fois, un effroi…

Je sais qu’il n’est pas facile pour vous de vivre avec cette mère qu’on vous a refourguée… Elle hurle, s’insurge, pleure, pardonne, s’engueule, défile, filme, écrit… Parfois indisponible tellement dans sa tête, parfois dévastée par le monde qu’elle vous prépare… Mais mes filles, cette maman-là, elle aime le monde entier, elle aime l’amour, elle aime les gens, elle aime la vie… La vie est belle, elle vous le répète sans cesse.

Je n’étais pas à Paris , je serai peut-être la prochaine victime, je serai peut-être meurtrie par la mort d’un proche, par cette injustice…
Mais quoi qu’il advienne, mes filles, nos filles, je veux vous transmettre cette passion pour l’existence, et cette compassion pour l’humanité. Ne pardonnez pas aux monstres, ne les laissez pas s’infiltrer dans vos choix : soyez libres, belles, tombez amoureuses mille fois, criez votre colère, imaginez le monde, pleurez vos secrets, pansez vos chagrins, bouleversez les autres, donnez la main, tenez la main, ne la lâchez pas, n’appartenez à personne, riez mes filles, riez, continuez à écrire, à dessiner, à réfléchir, à jouer, à courir, à danser… Continuez mes amours à avoir ce regard naïf, ces questions loufoques… Continuez à me dire que quand vous serez grandes, vous serez découvreuses d’étoiles ou inventeuses de bonbons qui ne font pas mal au ventre… J’y crois autant que vous à vos rêves…
Rêvez mes enfants.

Je suis tellement désolée de ce monde que je vous tends sans avoir pu le changer à ma manière, à notre manière… un monde de vétérinaire Playmobil qui soigne les chèvres qui ont mal aux titis et les cochons qui ont le nez bouché…

Mais, je ne désespère pas, je me battrai jusqu’au bout pour que ce monde vous soit le plus agréable possible… Un monde sans armes et sans haine… Un monde de rage et de joie…

J’ai été votre premier regard… Celui qui a réveillé le mien. Dans votre première seconde de vie, c’est moi que vous avez vue… Pendant ces deux secondes, vous m’avez fait renaître…
Je vous dois donc mes enfants toutes mes forces pour combattre à vos côtés…

Vous êtes des enfants de la guerre, et je n’ose pas vous le dire… Vous êtes trop pures pour ça, trop joyeuses, trop occupées à me piquer mes chaussures à talons, ou à battre des records à la corde à sauter…
Je vous demande pardon mes deux trésors, pour tout ça…
Pour la haine, là tout autour de vous, qui vous atteindra peut-être un jour…
Pour ces flics autour de vos écoles
Pour ces heures à m’isoler devant mon ordinateur
Pour mes larmes que je n’arrive pas à vous cacher…

Je vous demande pardon, parce que vous devez être épuisées de nous porter, de nous ramener à la vie… Fatiguées de nous répéter deux fois que Garance a avalé une arête avant que nous puissions nous arracher à nos pensées…

Mais surtout, je voulais vous dire merci mes enfants… Nos sublimes…
Vous nous apportez la plus belle des réponses dans votre naïveté et votre force de vie, votre éloquence me désarme. « Maman, il suffit d’interdire la guerre en expliquant aux méchants qu’on va les aider à devenir gentils, vu que nous on sait faire… » Je ne sais pas qui est ce « nous » dont tu parles, mais si tu parles de ta sœur et toi, le monde est sauvé…

Merci nos enfants de nous laisser vous faire vivre ça et d’accepter mieux que nous cette atmosphère pesante… Merci de continuer à vivre et croire…
Mais mes enfants, tout de même, je vous demande pardon pour tout ça…
Quoi qu’il se passe, quoi qu’il arrive, vous êtes les enfants les plus merveilleux du monde et on continuera à chanter, danser, manger des pizzas les soirs où papa n’est pas là, regarder des dessins animés pourris, et manger des bonbons dans le lit… Se cacher sous les draps ou inventer des histoires avec deux mots magiques, monter des pièces de théâtre et se faire des guilis, inventer des recettes qu’il faut illico mettre à la poubelle, et vous croiser dans les escaliers de la maison pendant que je fais le ménage et vous entendre dire à un être invisible « c’est rien c’est la femme de ménage »

Vous êtes nos rires, nos joies, nos chansons et nos danses…
Vous êtes nos vies…
Je suis encore vivante, alors je vous écris parce que d’autres n’ont pas eu le temps de le faire pour leurs petites vies…
Je vous écris parce que votre amour est plus fort que la haine… Notre amour est un acte de résistance comme nos rires et nos rêves…

Alors on va devoir encore plus rire , plus rêver et encore plus s’aimer pour vaincre…
Ne comptons que sur nous, et tous ceux qui s’aiment…
C’est sûr, à coups de smarties, de théâtre d’ombre, de landart, de balade dans les bois, de sauts dans les piscines, oui c’est sûr, on a déjà gagné la guerre…

Eloïse

Publié dans
Tribunes

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