L’impossible jeu

Dans la poursuite du théâtre politique qu’il mène depuis les années 1990, le collectif belge Le Groupov interroge le conflit israélo-palestinien. Sans trouver la bonne distance pour représenter la douleur.

Anaïs Heluin  • 9 décembre 2015 abonné·es
L’impossible jeu
© **L’Impossible Neutralité** , de Raven Ruëll et Jacques Delcuvellerie, à la Maison des métallos à Paris, du 8 au 20 décembre, www.maisondesmetallos.org Photo : Dominique Houcmant

Quatre cartes, les unes à côté des autres. La première, presque entièrement verte. La seconde beaucoup moins et la dernière à peine tachetée en son centre et sur une petite bande, à gauche. Dans l’Impossible Neutralité, le collectif belge Le Groupov affiche d’emblée ses intentions. Son désir de questionner le drame palestinien par le théâtre, comme il l’avait fait il y a quinze ans avec le génocide rwandais dans Rwanda 94. Un spectacle fleuve (près de six heures) qui a tourné pendant cinq ans et fait date dans l’histoire du théâtre documentaire et des représentations de cette tragédie. Jacques Delcuvellerie, metteur en scène et fondateur de la compagnie, y refusait l’idée d’irreprésentable et d’indicible de l’horreur. Il récidive avec le conflit israélo-palestinien, sans réussir à convaincre. Rwanda 94 avait marqué par son ampleur. En plus d’oser la durée, le collectif restituait sous diverses formes – cantates et monologues, accompagnés d’images d’archives – plusieurs années de recherche, de débats et de séjours au Rwanda à la rencontre de rescapés, de politiciens et autres témoins. Après ce monument interprété par de nombreux Belges et Rwandais, l’Impossible Neutralité surprend par son minimalisme.

Durant la première partie du spectacle, le plateau est vide. À peine habillé par les cartes projetées sur le mur du fond, que commente une voix off. Puis l’exposé géopolitique laisse place à un drame particulier. Celui de la lauréate du prix Sakharov et militante israélienne pacifiste Nurit Peled-Elhanan, qui a perdu sa fille de 14 ans dans un attentat palestinien et a lancé en 2005 un appel poignant à la fin des attaques israéliennes contre la bande de Gaza. La vidéo de cet appel ouvre un déballage de quantité de citations : «   Il est justifié de tuer des bêtes s’il est clair qu’elles vont grandir et nous faire du mal », lit-on par exemple sur un des panneaux qui se succèdent à l’endroit où figuraient les cartes. Une phrase de Dov Lior, grand rabbin d’Hébron et de Kiryat Arba, colonie de Cisjordanie réputée pour sa violence. Mais bientôt Raven Ruël, entré en scène pour poursuivre l’exposé, abandonne le fil de l’enfance pour reprendre la description des atrocités amorcée par la voix off. L’Impossible Neutralité a la forme de l’urgence : dispersée et énumérative. Jacques Delcuvellerie cherche à interroger la responsabilité du spectateur face à ce qu’il n’hésite pas à nommer « génocide »  ; il le noie plutôt dans un flot de phrases et d’images qui auraient gagné à être articulées autour d’un thème précis. L’enfance, par exemple. Le statut des images n’est pas non plus interrogé comme on l’aurait souhaité. Entre un panneau de citations et une vidéo, des photos de massacre défilent sur le mur, suscitant l’épouvante plutôt que la réflexion. Les énumérations de Raven Ruël ne laissent guère davantage de place à l’examen critique du sujet minutieusement étudié par Le Groupov.

On pense au travail d’Adeline Rosenstein dans Décris-ravage  [^2], série de conférences historiques et théâtrales consacrées au même conflit. Illustré de mimes et de mouchoirs en papier écrasés sur un tableau blanc, ce spectacle repose sur une distance subtile entre parole et jeu qui manque à l’Impossible Neutralité pour avoir la dimension critique à laquelle prétend son metteur en scène. Raven Ruël ne joue pas la carte du clownesque assumée avec talent par Adeline Rosenstein et ses interprètes. Joue-t-il, d’ailleurs ? Excepté dans la dernière scène, où il se travestit pour incarner une figure surréaliste de mère endeuillée, le comédien semble paralysé par la masse d’informations qu’il délivre au public. La distance intervient hélas trop tard.

[^2]: À voir le 25 janvier à l’Échangeur, à Bagnolet (93), du 11 au 13 février au Centre culturel André-Malraux, scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy (54) et du 31 mars au 3 avril au Théâtre de la Cité internationale à Paris.

Théâtre
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