Jihadisme : « Des crises d’adolescence qui tournent mal »

Le psychiatre Serge Hefez reçoit en consultation des jeunes convertis au jihad. Selon lui, leur quête de sens et l’efficacité des recruteurs les entraînent vers des états qui s’apparentent à des délires paranoïaques.

Ingrid Merckx  • 6 janvier 2016 abonné·es
Jihadisme : « Des crises d’adolescence qui tournent mal »
© Photo : DEWEL/ONLY FRANCE/AFP

Le pédopsychiatre Serge Hefez travaille depuis plus de trente ans avec des adolescents et leurs familles. Concernant les jeunes qui se radicalisent, il renvoie au mot du politiste Olivier Roy, qui parle d’ « islamisation de la radicalité » pour évoquer une islamisation de la révolte adolescente. Il travaille dans un premier temps avec les familles sur l’adhésion des jeunes à une démarche de soin, et, dans un second temps, sur le clivage intérieur qu’il décèle chez eux. Selon lui, la résolution de ce clivage offre des perspectives de rétablissement.

En quoi consiste votre consultation dédiée aux jeunes radicalisés à la Pitié-Salpétrière ?

Serge Hefez : Je vois des familles suivies par le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) depuis plus d’un an. Pour les recevoir dans un lieu plus institutionnel, j’ai obtenu un budget pour mon équipe de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’adolescent à la Pitié-Salpétrière. Pour nommer cette consultation, on cherche une appellation plus axée sur des questions de prévention que de « déradicalisation ». Elle s’adresse à des jeunes qui veulent partir faire le jihad, mais aussi à ceux qui en reviennent.

Comment ces jeunes en viennent-ils à vous consulter ?

De quelle manière peut-on susciter l’adhésion d’un jeune à un processus de prise en charge ? C’est ce sur quoi je travaille depuis plus de trente ans, auprès notamment de jeunes toxicomanes ou anorexiques. Ma préoccupation, c’est d’utiliser la mobilisation et l’inquiétude familiales (parents, frères, sœurs et grands-parents) pour amener le jeune à consulter. Il ne s’agit pas de l’obliger, mais de le soutenir dans cette démarche.

Les jeunes radicalisés présentent-ils les mêmes mécanismes de réticence que des toxicomanes, par exemple ?

Absolument. Ce sont des crises d’adolescence qui tournent mal – chez ceux que je vois, en tout cas, car le spectre des jeunes radicalisés est très large. Je ne vois pas des Merah ou des Kouachi, mais je rencontre quand même des jeunes qui se préparent à être confrontés à des choses terribles. Pour la plupart, ce sont des convertis, certains sont des musulmans de deuxième génération issus de familles peu pratiquantes. Pour eux, les motifs psychologiques individuels sont les plus signifiants : ils n’ont pas de conscience politique, ne sont pas animés d’un esprit de revanche du monde arabe par rapport à la colonisation. Mon spectre est celui très spécifique des adolescents qui s’engagent via Internet dans une théorie du complot. Mais, s’ils n’avaient pas rencontré cela, ils auraient développé d’autres manifestations psychopathologiques. Ce ne sont pas des mutants ou une génération spontanée. Ils sont une expression de la crise d’adolescence dans sa nécessité de rupture, de prise de risques, parfois d’autodestruction, et aussi dans sa quête de sacré, dans une large dimension : de sens, de transcendance, de quelque chose qui nous fait sortir de nous-mêmes, ce qui n’est pas la même chose qu’une quête de religieux. Ce sont des mécanismes que l’on connaît assez bien.

N’y a-t-il pas quelque chose de spécifique dans la rapidité du basculement ?

Il existe une spécificité, mais pas seulement chez les jeunes radicalisés, dans le rapport aux écrans, aux images et aux réseaux sociaux. Il y a vingt ans, cela prenait un certain temps d’embrigader quelqu’un. Aujourd’hui, avec l’effet hypnotique des écrans et des processus très actifs de persuasion et d’endoctrinement sur Internet, cela va très vite. Les recruteurs – anciennement Al Qaïda ou Al Nosra, plutôt l’État islamique (EI) aujourd’hui – trouvent rapidement les jeunes en situation de fragilité et les font basculer aussi vite dans la théorie du complot et des états paranoïaques induits.

Mais ces jeunes sont aussi d’une génération qui a appris à se méfier des images. Pourquoi sont-ils autant à se laisser berner ?

Des millions de jeunes passent dix heures par jour sur Internet, des centaines de milliers vivent des crises d’adolescence difficiles, et tous ne partent pas rejoindre l’EI ! Les méthodes des recruteurs sont redoutablement efficaces et frappent des jeunes qui sont en recherche de sens. Pour que cette petite poignée soit touchée, il faut la conjonction de plusieurs facteurs : familiaux, personnels, historiques, etc.

Comment en viennent-ils à une telle morbidité ?

Je fais souvent un parallèle avec l’anorexie mentale, parce que je vois beaucoup de jeunes filles. Dans notre consultation, elles sont en surnombre : les familles se mobilisent plus, les processus de rupture sont plus visibles, et elles viennent sans doute plus facilement consulter. Les radicalisées me rappellent les anorexiques qui, intelligentes et brillantes, peuvent, totalement décharnées, se regarder dans une glace et dire : « Je suis obèse », avec ce même regard un peu fixe. Cela signifie qu’il y a quelque chose de complètement distordu dans leur système de perception.

Quelles voies thérapeutiques empruntez-vous avec ces jeunes ?

Les jeunes filles radicalisées ne sont pas folles, mais une partie d’elles-mêmes a basculé dans une logique paranoïaque quasi délirante. La bonne nouvelle, c’est que, quand on arrive à s’attaquer à ce clivage intérieur, elles peuvent assez facilement retrouver leur personnalité antérieure. Plus globalement, on cherche à resituer le jeune dans une identité narrative. Par exemple, quand les parents s’interrogent : qu’avons-nous raté ? C’est intéressant parce qu’ils convoquent une histoire. J’ai quand même vu un certain nombre de situations qui se rétablissent assez bien.

Comment expliquer que ces jeunes, malgré ce qu’ils ont appris, ne parviennent pas à prendre le dessus ?

Parce que ce moment de l’adolescence est précisément celui où nous rejetons ce que l’on nous a transmis pour forger notre propre personnalité. On se désaffilie pour autre chose, en général plutôt pour le groupe de copains. Et, dans un deuxième temps, on se réaffilie. Chez certains, ce processus de séparation prend des allures de rupture brutale. Jusqu’à la haine. L’hyperviolence n’est pas spécifique de cette génération. Mettre sa mort en jeu, dire « ma mort sera plus belle que votre vie », c’est ce que met en scène le film la Fureur de vivre. En revanche, pour en venir à vouloir tirer sur tout le monde, il faut que cela touche un jeune qui a en lui cette potentialité de violence. Autant se mettre une ceinture d’explosifs et se faire sauter s’inscrit dans une dynamique autodestructrice, autant tirer sur l’autre fait appel à une dimension plus meurtrière. D’ailleurs, ceux qui ont tiré, à quelques exceptions près, sont des jeunes musulmans de deuxième génération animés par de pseudo-désirs de revanche postcoloniale.

Est-il exact qu’ils présentent tous une forme d’addiction à Internet et qu’un certain nombre ont souffert d’abus sexuels ?

C’est exact. Et, chez les adolescents qui développent des troubles psychiques, on trouve plus d’abus sexuels que chez les autres. On entend aussi beaucoup pointer la question du père : absence, violence. Mais, là non plus, ça n’est pas très spécifique. En fait, les jeunes radicalisés ne présentent pas de spécificité. Celle-ci vient après, dans le processus d’endoctrinement lui-même, qui les met dans des états seconds. Chez les jeunes héroïnomanes, tous différents au départ, le manque abrase leur personnalité et ils se mettent tous à avoir des comportements similaires. L’endoctrinement fonctionne de la même manière et crée des jeunes qui ont l’air de tous se ressembler et d’être obnubilés par la même chose.

Est-ce que vous redoutez une forme de chasse aux sorcières ?

Nous voyons un certain nombre de familles où le jeune n’est pas dans un processus de radicalisation mais de conversion. Et là-dessus, en tant que psy, on n’a rien à dire. Faire le tri entre ce qui relève de la conviction intime de chacun et ce qui est dangereux est compliqué. Cela nous pose de graves questions sur le plan éthique. Une jeune fille catholique qui décide de porter le foulard et de prier Mahomet n’est pas malade a priori. Est-ce qu’il s’agit d’un endoctrinement ? C’est très délicat. Par ailleurs, on commence à entendre ici ou là que des enfants musulmans sont mis au ban de la classe ou insultés par les autres. Quelque chose se raidit autour des appartenances. De ce point de vue, on est dans un mouvement assez dangereux.

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