Samuel Beckett : Le silencieux prolixe

Le deuxième tome de la correspondance de Samuel Beckett – les années de l’ascension – paraît en même temps qu’un étonnant album photo.

Gilles Costaz  • 13 janvier 2016 abonné·es
Samuel Beckett : Le silencieux prolixe
Les années Godot, Lettres II (1941-1956), de Samuel Beckett , édition établie par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, traduit par André Topia, Gallimard, 764 p., 54 euros. Création, j’écris ton nom, de Louis Monier et Olivier Bosc, Vents de sable, 192 p., 39 euros.
© Louis Monier

Pour qui a eu la chance de lire le premier tome de la correspondance de Samuel Beckett, les perspectives n’étaient pas radieuses pour le jeune écrivain irlandais exilé à Paris. Ses manuscrits, en anglais, intéressaient peu les éditeurs anglo-saxons. Il survivait grâce à divers petits métiers. Avec le tome II des Lettres, où George Craig et toute une équipe ont rassemblé la correspondance des années 1941-1958, les choses changent. Beckett travaille encore dans une ferme en 1941, tout en participant à un réseau de Résistance, mais, à la fin de la guerre, ses textes commencent à séduire les sphères anglaises, américaines et françaises. Bientôt, il écrira En attendant Godot, une pièce dont personne ne veut d’abord mais qui est peu à peu si demandée et jouée qu’il doit être encore plus distant avec son entourage pour mener à bien ses autres textes.

Beckett est l’un des écrivains les plus silencieux qui soient, aux phrases toujours posées sur le silence, et pourtant un correspondant prolixe. Ce solitaire, cet ours d’Irlande, est en fait un homme extrêmement courtois qui a toujours peur de faire de la peine à ses interlocuteurs. Il se fâche parfois, mais uniquement quand la coupe est pleine. Cela arrive quand Simone de Beauvoir décide de ne pas publier dans les Temps modernes la deuxième partie du récit que Beckett a envoyé. Nous sommes en 1946, et Beckett écrit à la compagne de Sartre : « Vous m’accordez la parole pour me la retirer avant qu’elle ait eu le temps de rien signifier. Vous immobilisez une existence au seuil de sa solution. » Quelle volée de bois vert ! Le reste du temps, l’écrivain est d’une magnifique élégance. Il poursuit de longues relations amicales avec ses partenaires anglais et irlandais, des femmes pour lesquelles il a une passion prudente, et remercie même les critiques français qui ont salué son œuvre naissante : Jean Blanzat et surtout Maurice Nadeau. Il a une merveilleuse complicité avec un personnage un peu oublié, l’historien d’art Georges Duthuit. À partir du moment où il rencontre Jérôme Lindon, qui reprend les droits de son œuvre et qui l’aide considérablement, les nouveaux amis sont plus rares. Ionesco semble plutôt un confrère qu’un ami. Seul Robert Pinget a droit à une complicité fraternelle.

Ce volume, savamment édité, doté d’un énorme appareil critique, retrace l’irrésistible ascension d’un écrivain jugé mineur et accédant au statut d’auteur majeur. Les lettres content la merveilleuse histoire de Godot. Le metteur en scène Roger Blin obtient un jour « l’aide à la première pièce » – comme quoi les services officiels ne sont pas tous imbéciles ! Beckett joue à suivre de loin les représentations, mais, en réalité, se passionne pour elles, disant de l’un des acteurs, Lucien Raimbourg, qu’il est « au comble de sa composition, buste parallèle au sol et guibolles bloquées ». Enchanté de son triomphe mondial, il écrit au metteur en scène américain Alan Schneider qu’il est « en train d’écrire un truc encore pire ». Ce sera Fin de partie … Cet extraordinaire ensemble de lettres révèle souvent la méticulosité, la douce tyrannie de l’auteur face à ses traducteurs, éditeurs et interprètes. Mais l’humour ne perd jamais ses droits. Ne dit-il pas à Pinget, en 1956 : « Ne vous désespérez pas, branchez-vous bien sur le désespoir et chantez-nous ça »  ? Beckett, on le sait, était follement réticent à la photographie. Dès qu’il se sentait dans le viseur d’un photographe, il prenait la fuite. Louis Monier fait partie des rares reporters qui purent tirer un portrait de lui. Ce portrait, réalisé aux Éditions de Minuit, grâce à l’amitié de Jérôme Lindon, a fait le tour du monde et se trouve dans l’étonnant album rétrospectif, Création, j’écris ton nom, que viennent de publier Louis Monier et Olivier Bosc.

Culture
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