Tu ne m’y reprendras pas de sitôt

L’intangible liberté d’expression dans laquelle se drape Charlie est d’une géométrie très variable.

Sébastien Fontenelle  • 6 janvier 2016 abonné·es

Un an presque jour pour jour après l’abominable tuerie du 7 janvier 2015, Charlie Hebdo fait paraître cette semaine un numéro spécial tiré à un million d’exemplaires. L’on y trouve notamment un éditorial de Riss – le directeur de la publication – qui dénonce les « lâches et [les] faux amis qui nous ont toujours regardés de haut quand on caricaturait les religions. Tous ceux qui nous donnaient des leçons pour mieux dissimuler leur veulerie ». Puis d’ajouter : « La vérité, c’est que […] beaucoup espéraient qu’un jour quelqu’un viendrait nous remettre à nos places. Oui, beaucoup ont espéré qu’on se fasse tuer. TU-ER. Parmi eux, des fanatiques abrutis par le Coran, mais aussi des culs-bénits venus d’autres religions, qui nous souhaitaient l’enfer auquel ils croient pour avoir osé rire du religieux. Sans oublier ce marigot d’intellos aigris, de chroniqueurs insipides et de journalistes jaloux, qui font bien gaffe où ils mettent les pieds sur le chemin de leur carrière en évitant soigneusement de dire quelque chose de sincère. Cette nef de fous et de lâches souhaitait notre mort. Les religieux parce qu’on avait blasphémé, les autres parce que Charlie Hebdo avait toujours été une anomalie dans le paysage médiatique français. »

Ce que lisant, on se dit que c’est quand même un peu ballot, de la part de son taulier, de laisser ainsi échapper que l’intangible et sacro-sainte « liberté d’expression » dans quoi se drape si volontiers Charlie Hebdo est en réalité d’une géométrie très variable – et si changeante, même, qu’elle se distribue très inégalement entre (au moins) deux catégories d’utilisateurs. Puisque, en effet, la péroraison de Riss établit assez nettement que, dans sa philosophie intime, cette liberté doit pleinement bénéficier aux gens de Charlie Hebdo (et sans doute aussi aux gens qui sont d’accord avec les gens de Charlie Hebdo ) – en quoi il a raison – mais que, tout au rebours, elle doit être chichement comptée aux impudentes individualités qui exagéreraient leur effronterie jusqu’à prétendre user de leur droit de n’être pas complètement (ou pas du tout) du même avis que ces gens.

Ainsi, et pour ce qui touche, semble-t-il, à la représentation « du religieux », l’émission d’avis trop différents de ceux de Charlie Hebdo expose, comme l’établit l’édito de son boss, à un lancer d’invectives discrètement haineuses, d’où ressort que les contrevenant(e) s sont, d’abord, d’infréquentables connard(e)s : lâches, veules, donneurs de leçons, aigri(e)s, insipides, jaloux, et rongé(e)s par un arrivisme d’une immensité qui leur fait même asservir l’énoncé de leurs convictions à la protection de leur « carrière ». Puis aussi, et surtout, des assassin(ne)s (à peine) rentré(e)s, qui, plutôt que la controverse, « veulent » tout droitement la « mort » des gens de Charlie Hebdo – et se réjouissent par conséquent, du moins l’imagine-t-on, quand des ordures les tuent vraiment. Je te laisse méditer cela, qui me laisse quant à moi songeur – en me remémorant que je t’avais souhaité en 2015 une très bonne année : vu ce qu’elle est devenue, tu ne m’y reprendras pas de sitôt.

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De bonne humeur

Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.

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