Des œuvres sacrifiées par des Tartuffe

Représentations perturbées, visas d’exploitation annulés… Alors que le projet de loi relatif à la liberté de création est en discussion au Sénat, les atteintes à l’expression artistique se multiplient.

Olivier Doubre  • 10 février 2016 abonné·es
Des œuvres sacrifiées par des Tartuffe
© Photo : ERIC CABANIS/AFP

« Ces dingues m’ont quand même flanqué par terre et versé trois cageots d’excréments de chiens sur la gueule ! J’ai aussi reçu une cinquantaine de lettres de menaces de mort. Et, à la même période, on a retrouvé des cutters sous les tables du restaurant du théâtre, avec le mot “Christ” inscrit sur les lames… » C’est le sort dont est victime, fin 2011, Jean-Michel Ribes, le directeur du Rond-Point, où l’on joue la pièce Golgota Picnic de Rodrigo Garcia. Chaque soir, les catholiques intégristes de Civitas, à genoux, chantent à l’entrée des psaumes en latin, contre le blasphème supposé dont serait coupable le dramaturge -argentin. Peu avant, les mêmes illuminés aboyaient devant le Théâtre de la Ville contre la pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci, dont ils ont perturbé les représentations, notamment en envahissant la scène avec une banderole « contre la christiano-phobie » (sic).

Les tentatives de censure contre le spectacle du Rond-Point ne se sont pas arrêtées là : l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), proche du FN et habituée de ce type de procédure, a attaqué en justice le théâtre pour avoir monté cette pièce incitant selon elle à « la haine des chrétiens ». Le 10 décembre dernier, le tribunal correctionnel de Paris a relaxé Jean-Michel Ribes et son théâtre, et réaffirmé que la liberté de création ne saurait être soumise « à une censure intrinsèquement antinomique à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à toute société démocratique ». Les juges rappellent ainsi qu’un théâtre ou un auteur ne sont pas tenus de se conformer à des normes religieuses ou morales, refusant ainsi de réprimer un délit de blasphème, aboli en France en 1881, que l’Agrif rêve de réintroduire dans notre droit.

Pourtant, les victoires de la liberté de création ne sont pas légion ces temps-ci. Une autre association d’extrême droite, -Promouvoir, qui s’est fait une spécialité des procédures judiciaires contre les œuvres – en particulier les films qu’elle considère comme pornographiques, violents ou coupables de racisme « anti-Français » ou « anti–chrétien » –, a réussi, devant le Conseil d’État, à augmenter plusieurs interdictions de films jusqu’aux moins de 18 ans, alors qu’elles se limitaient aux moins de 12 ou 16 ans. C’est le cas de Saw 3, de Darren Lynn Bousman, ou de Love, de Gaspard Noé, en juin 2015.

Tandis que des recours en annulation de visa viennent d’être déposés contre Bang Gang (Eva Husson) et Les Huit Salopards (Quentin Tarantino), le 6 janvier dernier, –Antichrist, de Lars von Trier, pour lequel -Charlotte Gainsbourg a obtenu le prix d’interprétation féminine à Cannes en 2009, a perdu son visa d’exploitation, empêchant sa sortie en DVD. Des décisions de justice remportées notamment du fait d’une nouvelle rédaction, intervenue en 2014, du décret réglementant les visas d’exploitation (et donc les interdictions selon l’âge des spectateurs), qui a ôté au ministre de la Culture son pouvoir d’appréciation in fine sur les œuvres.

Les très frileux magistrats du Conseil d’État jugent donc selon leurs critères et se montrent souvent sensibles aux arguments de Promouvoir, censé œuvrer à la protection de l’enfance contre la pornographie et la violence. Ce qui fait dire à Agnès Tricoire [^1], avocate spécialisée en droit de la propriété intellectuelle et déléguée de l’Observatoire de la liberté de création de la Ligue des droits de l’homme (qui regroupe créateurs et auteurs de la plupart des disciplines, avec une quinzaine d’organisations et syndicats partenaires), que ces derniers temps, « au cinéma, Promouvoir fait la pluie et le beau temps ».

Si les censeurs remportent nombre des procès qu’ils intentent [^2], ils n’hésitent pas non plus à saccager les œuvres qui froissent leurs très hautes convictions morales. Le vandalisme est certes un délit, mais entraver la liberté de création n’est pas réprimé spécifiquement. Aussi, les auteurs des actes de censure risquent finalement peu devant les tribunaux. Des inscriptions outrancières sur l’œuvre d’Anish Kapoor (nommée faussement « le vagin de la reine ») au fameux Tree de McCarthy dégonflé une nuit place Vendôme, des photos d’Olivier Ciappa saccagées à -Toulouse à la destruction du Piss Christ d’Andres Serrano, peu de coupables ont été démasqués.

S’ajoutent à ces délits un certain nombre d’exercices de censure, comme lorsque la régie publicitaire de la RATP, dans un élan de pruderie, interdit des affiches de spectacles dans le métro, ou que les maires de Versailles et de Saint-Cloud décident de retirer, en juin 2013, celles de L’Inconnu du lac, film d’Alain Garaudie, montrant un baiser entre deux hommes.

Cet état de fait inquiétant appellerait une réponse énergique des pouvoirs publics. Fleur Pellerin a bien présenté en juillet dernier un projet de loi censé défendre spécifiquement la liberté de création, alors que seule la liberté d’expression est protégée par la Constitution. Or, comme le gouvernement Valls en a l’habitude, le texte, en première lecture au Sénat depuis le 8 février (après son adoption par l’Assemblée nationale à l’automne), apparaît bien général, voire insuffisant. À l’instar de son court article premier, posant le principe : « La création artistique est libre. »

Soutenu par les organisations professionnelles représentant artistes, auteurs et créateurs, mais aussi techniciens, producteurs et gérants de lieux dédiés à la création, l’Observatoire de la liberté de création a tenté d’ajouter à ce principe celui de la liberté de diffusion, qui est généralement la plus attaquée ou bafouée. En effet, « la liberté de création est évidemment fondamentale, mais tout le monde est libre de créer chez soi, dans sa cave ou son atelier, précise Agnès Tricoire_. Le principe de la liberté de diffusion est donc hautement nécessaire. »_

Les députés l’ont compris en partie, mais sans ajouter ce point à l’article premier du projet, ce qui aurait eu davantage de poids, en affirmant un principe général. C’est seulement à l’article 2, disposant que l’État et les collectivités territoriales « définissent et mettent en œuvre une politique de service public en faveur de la création artistique », qu’un nouvel alinéa a été inséré, mentionnant l’objectif de « garantir la liberté de diffusion artistique ». Une demi-mesure, en somme.

Pour Agnès Tricoire, l’insuffisance du texte apparaît dans sa logique propre : « Cette loi n’est qu’une déclaration de principes et ne sera pas effective contre la censure ni l’entrave à la liberté de création. Un joli article affirmant que la création est libre ne suffit pas. Car, par ailleurs, la loi ne prévoit que des dispositions qui répriment la liberté de création ; il faut donc affirmer clairement le principe de liberté de diffusion des œuvres. »

Cela signifie ne plus permettre à un individu ou à l’édile d’une commune de censurer une œuvre a priori, jusqu’à ce que les défenseurs de l’œuvre l’emportent en justice. Et l’Observatoire de pointer le manque de courage politique dont fait preuve le gouvernement en refusant non seulement la création d’un délit d’entrave à la liberté de création, mais surtout de rendre l’article 227-24 du code pénal inapplicable aux œuvres. Celui-ci, utilisé par l’Agrif ou Promouvoir, est en effet « la cheville ouvrière de la censure », selon Agnès Tricoire. Réprimant la fabrication ou la diffusion d’un message pornographique, violent ou portant atteinte à la dignité humaine lorsque ce message est susceptible d’être perçu par un mineur (notions, pour les deux dernières en tout cas, qui sont si larges qu’elles autorisent toutes les appréciations), cette disposition permet d’interdire quasiment toute œuvre aux moins de 18 ans.

Fleur Pellerin prendra-t-elle la mesure de cette brèche dans la protection de la liberté de création ? Si tel n’est pas le cas, l’extrême droite, comme le pense Jean-Michel Ribes, pourrait bien finir par imposer son imaginaire en matière de création, « qui se résume en gros aux majorettes ».

[^1] Voir son Petit Traité de la liberté de création (La Découverte, 2011).

[^2] Voir les communiqués de l’Observatoire sur le site de la LDH.

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