Franco « Bifo » Berardi, une vie en libertaire

Le philosophe italien, pionnier des radios libres, était à Paris pour la sortie en français de son dernier livre, Tueries.

Olivier Doubre  • 24 février 2016 abonné·es
Franco « Bifo » Berardi, une vie en libertaire
© **Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu**, Franco « Bifo » Berardi, préface d’Yves Citton, traduit de l’anglais par Paulin Dardel, Éd. Lux, coll. « Futur proche », 232 p., 20 euros. Photo : Capucine De Chabaneix/politis

Le 11 mars 1977, l’étudiant Francesco Lorusso est tué par la police au cours d’une manifestation à Bologne, en pleine émeute depuis plusieurs semaines. Quelques heures plus tard, sur l’antenne de la seule radio libre d’Italie, Radio Alice, installée justement dans le chef-lieu romagnol, on appelle à descendre immédiatement dans la rue. L’une des voix au micro est celle de Franco Berardi, plus connu par son surnom, « Bifo ». Le centre-ville ne tarde pas à se remplir, et les vitrines des magasins s’effondrent sous les coups des jeunes en colère.

C’est la première fois que l’État italien est confronté à la puissance de la communication d’un média incontrôlé. « À l’époque, vous pouviez tourner le bouton de la radio, il n’y avait rien en dehors des trois chaînes de la RAI et de Radio Tirana, émise en italien par le régime maoïste albanais ! », se souvient Bifo. Depuis 1974, il travaille au projet de cette radio avec un groupe de militants autonomes. La Cour constitutionnelle italienne a en effet invalidé le monopole d’État, sans qu’aucune loi n’ait réglementé les ondes. « Faire une radio n’était donc ni légal ni illégal; on s’est dit qu’il y avait quelque chose à tenter… »

Nécrocapitalisme

Le soir du 13 novembre 2015, Franco Berardi est en train d’écrire la préface à l’édition française de son dernier livre, Tueries. « Alors que je rédigeais ce texte, au même moment, le diable, armé de kalachnikovs et bardé d’explosifs, s’est matérialisé dans la salle de concert du Bataclan […]. Mais le diable n’existe pas. Ce qui existe, par contre, c’est le capitalisme et un désespoir diffus qui prend de plus en plus souvent la forme suicidaire », constate-t-il alors. Les attentats parisiens viennent soudain s’ajouter à la longue liste de ces effroyables tueries orchestrées à des fins terroristes ou par des gamins paumés dans des lycées états-uniens. L’originalité du livre est de dépasser la sidération face à ce type d’actes et de les replacer dans leur contexte, celui de notre monde ultralibéral où le seul objectif considéré comme digne est l’enrichissement. Alors que l’Organisation mondiale de la santé constate que le suicide a augmenté de 60 % ces quarante dernières années, « le capitalisme financier est fondé sur l’idée de transformer en argent la destruction de tout ce qu’on a produit depuis cinq cents ans ». Ce « processus suicidaire » s’étend bien sûr à l’environnement ou à la culture. Mais il apparaît aussi sous la forme de ces « diables », qu’ils soient envoyés par Daech ou enfermés dans leur désespoir morbide.
Quarante ans plus tard, Franco Berardi, raconte joyeusement ces années d’expérimentations et de luttes. À 66 ans, philosophe des médias et de la communication à l’université de Milan, il a gardé toute son envie de contester le système, de critiquer le capitalisme – et de faire entendre sa voix. Sous sa belle tignasse blanche, derrière des lunettes rondes laissant deviner des yeux pétillants, Bifo est chaleureux, échangeant volontiers. C’est que la communication a toujours été sa passion avant de devenir son objet d’étude. « Radio Alice avait pour slogan : “La voix de ceux qui n’ont jamais eu la parole”. C’étaient les années 1970, mais notre radio pirate, comme on disait à l’époque, n’était pas au départ une radio militante. C’était plutôt une antenne libertaro-poétique. On avait tous un peu perdu la tête et il s’agissait de délirer au micro, avec des sons bizarres ! »

Les émissions démarrent en février 1976 et l’expérience dure à peine deux ans. Pourtant, cette voix singulière et alors unique sur la bande FM restera dans toutes les mémoires. Malgré les tracasseries policières. Bifo est en effet arrêté dès mars 1976, interrogé sur ses liens éventuels avec les mouvements armés d’extrême gauche qui prolifèrent alors en Italie. « Finalement, cela m’a permis d’expliquer ce qu’on faisait, et les policiers n’ont rien pu retenir contre Radio Alice. »

Très vite, le nombre d’auditeurs quotidiens atteint les 40 000, dans une ville de 400 000 habitants. Mais, lorsque la radio appelle à descendre dans la rue, ce 11 mars 1977, l’émetteur est saisi et les membres de la rédaction sont interpellés. La répression est violente dans toute la ville, et les carabiniers patrouillent dans de petits tanks blindés. Dès le lendemain, la station émet depuis un nouveau lieu. De nouveau fermée en fin de journée, elle reprend encore ses émissions le 13 mars, d’un autre endroit de la ville. Ce jeu du chat et de la souris dure quelques jours. Jusqu’à l’arrestation de toute la rédaction et de nombreux militants, qui finissent en prison. Pendant ce temps, Bifo, lui, est à Rome, parti le 12 mars avec les états-majors romagnols des groupes d’extrême gauche à la manifestation nationale consécutive à la mort de Lorusso. Se sachant recherché, il décide de fuir à Paris, accueilli par Félix Guattari, avec qui il est en contact depuis quelque temps.

La pensée du philosophe français, auteur en 1972 avec Gilles Deleuze de L’Anti-Œdipe, qu’ont dévoré à l’époque – « sans bien comprendre ! », sourit Franco – nombre de militants italiens, correspond bien à ses convictions. Refus d’une organisation léniniste centralisée extérieure à la classe ouvrière, autonomie de la parole des exploités, horizontalité et réseaux entre comités de base étaient déjà les idées qui l’ont fait s’éloigner en 1971 du groupe d’extrême gauche Potere Operaio (Pouvoir ouvrier), où il militait depuis 1967. Mais, à Paris, ses ennuis judiciaires continuent. L’Italie lance une demande d’extradition, il est arrêté par la police française le 7 juillet 1977 et incarcéré deux semaines.

« Félix a alors fait œuvre de “secours rouge” en alertant la presse, des militants et les avocats. La juge a assez vite refusé mon extradition en reconnaissant qu’elle reposait sur des motifs politiques. Là encore, j’ai eu de la chance », raconte Bifo. La télévision trans-alpine lui fait en effet une publicité involontaire en montrant son livre Qui a tué Maïakovsky ?, paru en Italie le jour de son arrestation. Succès de librairie. « Grâce à cette coïncidence de dates, j’ai bien vendu mon livre et cela m’a permis de vivre à Paris en touriste guattarien pendant un an ! »*, s’amuse-t-il encore.

Or, pendant ce temps-là, plus de 300 militants, dont nombre d’amis de Bifo, sont incarcérés à Bologne, comme un peu partout dans la péninsule. Il convainc alors Guattari de lancer un Appel des intellectuels français contre la répression en Italie, signé par Sartre, Foucault, Deleuze, Barthes, Sollers et bien d’autres. L’initiative débouche sur l’organisation d’un congrès à Bologne en septembre, où convergent des milliers de militants devant une délégation des prestigieux signataires ébahis par l’atmosphère dans la ville. Les places et les rues sont le théâtre de happenings permanents, spectacles ou concerts improvisés dans un style Woodstock, façon autonome.

Mais, à l’intérieur du Palais des sports, les discussions portent essentiellement sur la riposte à mener contre la répression et se concentrent vite sur le choix ou non de la lutte armée. Bifo, coincé à Paris, comprend l’erreur qu’il a commise, et dans laquelle il a entraîné Guattari. « Du fait des amis jetés en prison, nous nous sommes concentrés sur cette idée de la répression, alors que nous avions toujours dit, avec Félix, qu’il ne fallait pas répondre de façon symétrique à l’adversaire. Nous aurions dû parler de l’avenir du mouvement, réfléchir à comment rebondir. » Faire entendre une voix singulière en somme, comme il l’avait toujours fait…

D’autant que les coïncidences de dates ne sont pas toujours si fructueuses. Pensant que les autorités l’ont un peu oublié, Bifo décide de rentrer à Milan le 13 mars 1978. Le matin du 16, Aldo Moro est enlevé par les Brigades rouges. Police et armée patrouillent et contrôlent jusque dans les plus petites villes. Franco Berardi est arrêté le 22 mars, le Herald Tribune titrant même en une : « Un des ravisseurs de Moro arrêté à Milan » ! Il passe un mois en prison, le temps que le juge comprenne qu’il n’a rien à voir avec le rapt du président de la Démocratie chrétienne.

Après l’exécution d’Aldo Moro, la répression s’étend aux syndicalistes, avocats, journalistes, intellectuels, voire aux sympathisants en tout genre. Bifo observe alors le reflux du movimento (mouvement), sur fond de dénonciations, repentis, trahisons, dans une ambiance de sauve-qui-peut général. Et se désole de l’échec de la grande grève chez Fiat, laquelle ne parvient pas à empêcher les 25 000 licenciements prévus.

Début des années 1980. Bifo s’envole pour New York en tant que correspondant d’un magazine musical milanais. « Cela a été salutaire pour moi. Je me suis un peu éloigné de la politique et occupé davantage d’art et de communication, tout en passant trois ans dans les boîtes et les concerts new-yorkais de punk, de disco ou de new wave. » Toujours à l’affût des tendances nouvelles, il découvre surtout la cyberculture, grâce à un petit livre californien au titre précurseur, Network Revolution. « Celui-ci expliquait que la vraie révolution de la fin du XXe siècle naîtrait de la prééminence du téléphone sur la télévision, c’est-à-dire une communication horizontale entre les individus et non plus celle, verticale, du téléspectateur passif devant son écran. » Ce qui lui rappelle les rhizomes guattariens, intuition quasi prophétique des nouvelles technologies et des futures autoroutes de l’information…

Rentré à Bologne, Bifo commence à travailler avec l’université et la municipalité. Quelques années après la sortie du film War Games, où l’on pouvait voir un jeune garçon utiliser un modem et mettre ainsi en relation des ordinateurs, il organise en 1994 le colloque « Cybernautes ». La télévision publique lui propose d’animer une émission sur les (nouveaux) médias. Entre enseignement, écriture d’essais et activisme numérique, Franco Berardi poursuit en quelque sorte, sous d’autres formes, ses engagements des années 1960-1970 : prendre la parole pour proposer d’autres modes d’expression politique, culturelle, artistique.

Or, la question de la communication prend évidemment, à l’heure d’un Berlusconi tout-puissant devenu président du Conseil, un relief particulier en Italie. Ainsi, avec quelques anciens de Radio Alice, il fonde en 2002 un réseau de télévisions locales, Telestreet : par une petite manipulation technique (dont il ne sait rien dans le détail), il est possible de transformer son antenne râteau télé en émetteur sur un rayon de moins d’un kilomètre. Plus de 180 mini-chaînes à l’échelle d’un quartier naissent dans l’enthousiasme de ces résistants à l’empire du Cavaliere, dont quelques-unes perdurent encore aujourd’hui. Encore du « tourisme » guattarien, sans doute…

Idées
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