Le terrorisme et les garçons

En montant Poignard, du Brésilien Roberto Alvim, le Groupe M.I.A.O.U. aborde la radicalisation avec un subtil mélange d’humour et de noirceur. Mettant à distance la violence actuelle sans pour autant la minimiser.

Anaïs Heluin  • 10 février 2016 abonné·es
Le terrorisme et les garçons
Il faut parfois se servir d’un poignard pour se frayer un chemin, de Roberto Alvim, mis en scène par Alexis Lameda-Waksmann, au Théâtre de Belleville jusqu’au 14 février. Texte aux Solitaires intempestifs, traduit du portugais par Angela Leite Lopes.
© Soledad Pino

D’un côté, il y a ceux qui profitent du système : un homme d’État influent (Adrien Gamba–Gontard, dont le rire glacial et la fausse désinvolture installent d’emblée le trouble) et un entrepreneur (Guillaume Perez, confondant d’ingénuité dans son machiavélisme) prêts à tout pour relancer l’économie en berne de leur pays. De l’autre, il y a des jeunes, une bande de désœuvrés. Il faut parfois se servir d’un poignard pour se frayer un chemin, du Brésilien Roberto Alvim, s’inscrit clairement dans une veine brechtienne.

Dès la scène d’ouverture, où les deux puissants décident de monter un faux groupe terroriste pour justifier le renforcement du pouvoir en place, une opposition entre un capital tout-puissant et une jeunesse sans défense se -dessine avec force. Avant d’être brouillée par un jeu d’intérêts complexes, sur fond de culture pop.

Mis en scène par Alexis Lameda-Waksmann, le Groupe M.I.A.O.U. (Mouvement d’interprétation artistique originale et utile) s’empare avec énergie et maîtrise de ce texte aux résonances si actuelles. Dont l’origine brésilienne et l’humour noir offrent une distance nécessaire.

Chez Roberto Alvim, le terrorisme n’a pas la dimension identitaire qu’on lui connaît aujourd’hui. Dans la scénographie dépouillée du groupe au nom de commando comme dans le texte, rien n’indique d’ailleurs l’origine des terroristes en herbe ni le pays qui les pousse au désespoir. Leur action évoque le contemporain sans s’y inscrire tout à fait. Dans une inquiétante étrangeté qui se mêle souvent à une ambiance de plateau télé ou de parc d’attractions, Poignard donne à voir avec finesse les liens entre terrorisme et mondialisation, traités par l’historienne Jenny Raflik dans un brillant essai à paraître fin février [^1].

Régulièrement monté en France depuis qu’il est publié aux Solitaires intempestifs, le théâtre de Roberto Alvim repose sur un savant équilibre entre parole et action. Entre vipère au poing et langue de vipère. Après le brain-storming initial des deux dirigeants, les six comédiens formant le clan de marginaux révoltés se réunissent à leur tour. À défaut de concepts, ils cherchent des mots à mettre sur leur indignation. Et surtout des images. Enfants de la télé, ils pêchent dans leur mémoire de spectateurs du JT, de dessins animés et de séries des éléments susceptibles de rendre lisible leur mouvement. Au hasard. Au gré de leurs associations d’idées vagues. Dans la pénombre qui enveloppait déjà les deux comploteurs de haut rang, les discussions de ces pâles copies des socialistes révolutionnaires des Justes de Camus glacent autant qu’elles amusent. Après une pagaille de références à Ben Laden, à Jean Genet ou encore à Mao Zedong, le groupuscule en formation se met d’accord sur un nom : le « club Mickey »*.

Le Groupe M.I.A.O.U. se plie avec une grande précision au récit éclaté de la radicalisation des jeunes à l’utopie infantile et préfabriquée. En alternant moments d’agitation subtilement chorégraphiés et scènes quasi statiques, très visuelles et musicales – le club Mickey décide de s’en prendre à un célèbre boys band à la pop inepte, le TNT –, le collectif dit les paradoxes d’une grande partie de la jeunesse actuelle. Son désir de lutte contre la société du spectacle, stérile du fait de son incapacité à en détourner les codes. Le club Mickey n’a rien du terroriste Robin des Bois, dont Jenny Raflik s’attache à déconstruire le mythe. Avec leur dégaine de bobos jolis comme des acteurs de série pour ados, ils sont loin des clichés du marginal alimentant la violence de Daech.

C’est là une des grandes réussites d’Alexis Lameda-Waksmann et de son équipe : ils opposent aux images d’altérité aujourd’hui associées au terrorisme des visages bien d’ici. Des comportements quotidiens qui rendent d’autant plus gênante l’escalade de la haine au sein de cette petite société manipulée par des intelligences malignes. À la limite du caricatural, tous contribuent au désolant portrait d’une époque menacée par l’abrutissement autant que par les balles.

Avatars un peu monstrueux – mais aussi très humains, touchants de naïveté – de la modernité 2.0, les terroristes sans jugeote du Poignard font davantage qu’offrir un miroir grossissant des dérives postmodernes. Ils ouvrent une réflexion sur la possibilité d’une révolution dans les sociétés occidentales, ce qu’ont aussi fait récemment Joël Pommerat, Marcel Bozonnet ou encore Anne Monfort.

[^1] Terrorisme et mondialisation, Jenny Raflik, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines ».

Théâtre
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