L’identité ou la haine de « l’Autre »

L’historien Roger Martelli analyse les causes profondes de la droitisation idéologique des sociétés occidentales.

Denis Sieffert  • 24 février 2016 abonné·es
L’identité ou la haine de « l’Autre »
© **L’identité c’est la guerre**, Roger Martelli, Les Liens qui libèrent, 206 pages, 18,50 euros. Photo : HENNY RAY ABRAMS/AFP

Et si ce qu’on appelle « droitisation » n’était pas seulement un glissement à droite de notre paysage politique mais un changement radical de logiciel idéologique ? Cette hypothèse est le point de départ du dernier ouvrage de Roger Martelli, L’identité c’est la guerre. L’historien retrace la généalogie de ces idées d’abord minoritaires, voire marginales, et qui ont peu à peu envahi l’espace public, pour en analyser le contenu profond. Au début des années 1970, on les voit germer au sein de la Commission trilatérale lancée par David Rockefeller, président de la Chase Manhattan Bank, et Henry Kissinger. On trouve déjà là l’universitaire Samuel Huntington, auteur vingt ans plus tard du fameux Choc des civilisations, véritable manifeste de la nouvelle pensée réactionnaire. L’effondrement de l’URSS puis les attentats du 11 septembre 2001 favoriseront la diffusion de sa grille de lecture.

On connaît le postulat de Huntington : « Les distinctions majeures entre les peuples […] sont culturelles. » C’est, nous dit-il, l’identité culturelle des civilisations qui explique le monde. Et par « identité culturelle » Huntington entend principalement « religieuse ». Cette grille s’accompagne évidemment de l’effacement des paradigmes économiques et sociaux. Martelli montre ensuite comment et pourquoi ce nouveau socle idéologique conduit à « l’état de guerre » dans lequel nous sommes plongés aujourd’hui.

Du discours de Huntington, certains déduiront que « l’Occident » doit réaffirmer son identité, fût-ce par la force. C’est le grand credo des néoconservateurs américains ou, en France, du Club de l’Horloge d’Alain de Benoist. C’est aussi, un ton en dessous, ce qui structure le discours sécuritaire qui gagne bientôt la direction du Parti socialiste. Comme l’a analysé dans les années 1930 le juriste allemand Carl Schmitt, l’identité a besoin pour s’affirmer d’un « Autre » forcément hostile ou simplement différent.

Du « sulfureux débat » sur l’identité française à l’islamophobie, Martelli recense ces « boucs émissaires flottants », arabe, musulman, rom, immigré, pauvre, tous agents malgré eux de nos peurs. Pour s’affirmer, l’identité a besoin de « communauté ».

Les pages que Martelli consacre à la « tentation communautaire » sont passionnantes en ce qu’elles n’épargnent personne, pas même une certaine écologie radicale. L’ethnicité déborde ici de la droite pour se répandre sous des formes différentes dans toutes les sphères de notre société. Un détournement des concepts de nation, de laïcité et de république finit par produire « notre » communautarisme en résistance à un islam perçu comme la menace principale pour « l’identité française ». Au terme d’une réflexion profonde sur ce péril souvent insidieux, Martelli nous invite à retrouver une autre grille : « La classe sociale plutôt que l’identité. » La recherche du « commun » pour combattre la tentation identitaire.

Idées
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