Placardisés : Des « cas » pas si particuliers

L’un est perçu comme trop vieux, l’autre trop gros, une autre encore a un conjoint qui déplaît… Trois salariés témoignent de leur mise à l’écart. Et de leur immense sentiment de solitude.

Erwan Manac'h  et  Vanina Delmas  • 10 février 2016 abonné·es
Placardisés : Des « cas » pas si particuliers
© Illustration : Aurel

Le salarié indocile, celui perçu comme inutile ou celui qui en sait trop sont tous pris dans le même engrenage de mise à l’écart, dont les rouages sont identiques dans la Fonction publique et les entreprises privées. Isolés, ils subissent une grande solitude, mêlée d’un sentiment de culpabilité. Au déni des premiers jours succède souvent une profonde détresse qui peut conduire au pire.

« Ils baissaient les yeux en me croisant » Jacques 63 ans [^1]

Ma placardisation dure depuis dix ans. Cette situation m’est tombée dessus du jour au lendemain, lorsque la filiale où je travaillais a été rachetée par une grande banque. J’étais alors responsable de formation et directeur adjoint des ressources humaines depuis vingt-cinq ans. Lors d’une visio-conférence collective, les nouveaux dirigeants du groupe m’ont annoncé devant tous les autres cadres que mon poste était supprimé. Je connaissais la culture de l’entreprise, je savais qu’avec le changement de direction j’allais passer à la trappe, mais tout s’est passé très vite et, surtout, ils ne m’ont proposé aucune reconversion. Je me suis retrouvé nu, sans solution pour me repositionner. Et ils ne m’ont jamais proposé un licenciement car ce n’était pas dans la tradition de l’entreprise.

Je n’avais rien à faire de mes journées, alors je remuais ciel et terre pour avoir un nouveau poste. J’ai écrit des dizaines de mails en interne. C’était impossible qu’une entreprise qui emploie 40 000 personnes ne me trouve rien. J’ai quand même passé des entretiens au sein du groupe, mais ceux qui me recevaient me considéraient comme un candidat lambda, ils ne pouvaient pas me donner de poste avec le salaire que je demandais. Chaque fois j’étais reçu par de jeunes DRH qui ne me posaient qu’une seule question : « Comptez-vous prendre votre retraite bientôt ? » Eux, quand ils entendent 53 ans, ils pensent retraite. Moi, à 53 ans, je pensais reconversion.

Au bout de trois mois d’inactivité totale, j’ai été contraint de signer une lettre de mission pour devenir employé d’exécution d’un service que j’avais dirigé auparavant. C’est vrai que j’ai un titre ronflant – chargé d’études et de développement –, que je garde le statut et le salaire de cadre, mais j’ai un poste sans responsabilités ! Avant, j’avais un budget de 100 000 euros à gérer ; maintenant, je ne peux même plus commander une feuille de papier.

Sur le plan médical, si je n’ai pas sombré dans la dépression, c’est grâce à mes collègues, dont je suis très proche. Je me suis dit que j’étais mort professionnellement, alors j’ai décidé de positiver et de tout prendre à la dérision. Et je m’en suis sorti sans un seul arrêt de travail. Mais j’en veux beaucoup au médecin du travail, qui n’a rien fait pour m’aider. Mon médecin personnel était aussi au courant. Il m’a demandé plusieurs fois si je voulais des antidépresseurs, mais j’ai toujours refusé. Il a surtout attiré mon attention sur mon début d’alcoolisme.

J’ai douté de mes compétences, je me demandais si j’avais commis des erreurs. J’ai même eu du mal à m’investir dans le travail d’employé qu’on me demandait. Il m’a bien fallu trois ans pour me reconstruire. Le plus dur, c’est le regard des collègues, d’autant que j’avais recruté la plupart d’entre eux. Ils baissaient les yeux en me croisant, mais je ne leur en veux pas. C’était une angoisse permanente pour tout le monde. Aujourd’hui, avec le renouvellement des équipes, il n’y a que les anciens qui connaissent ma situation. Je suis à quelques mois de la retraite, alors mes journées ne sont pas chargées. Je fais ma mission en une heure et je passe le reste du temps sur Internet, à lire l’actualité ou à réserver mes prochaines vacances.

« Ils ne voulaient garder que les plus beaux » Frédéric, 44 ans

En 2006, je suis entré dans une grande entreprise de luxe en tant que responsable des services généraux, mais j’avais plusieurs casquettes : marketing opérationnel, achats de voyages et d’événementiel… Le rythme de travail était normal et l’ambiance très bonne. C’était l’entreprise patriarcale par excellence. Puis la société a perdu un contrat qui représentait 50 % de son chiffre d’affaires, et son mode de management a changé. Comme mon poste était complémentaire de celui des assistantes de direction, j’ai gentiment été mis de côté, petit à petit, car elles ne me déléguaient plus rien par peur de perdre leur emploi. Au départ, les filles du service juridique me donnaient des dossiers à classer en cachette, car elles voyaient que je n’avais plus rien à faire.

La direction m’a proposé de nouvelles fonctions, mais c’étaient de jolies coquilles vides. On m’a par exemple promis que je travaillerais avec le nouveau responsable de la communication. J’ai passé plusieurs soirées à lui décrypter le fonctionnement de l’entreprise, les postes et les caractères de chaque salarié, car je connaissais tout le monde. Malgré mon investissement, la collaboration ne s’est pas faite. Un peu plus tard, on m’a chargé de suivre la construction d’un nouvel entrepôt en Normandie et on m’a dit que je serais chargé de superviser les locaux. J’étais super content. Mais, quand les travaux ont pris fin, j’ai vu qu’une autre personne portait le badge avec mon poste. Personne ne m’avait prévenu. C’était une humiliation gentille. En réalité, je n’étais là que pour gérer les affaires personnelles des dirigeants, comme renouveler leur abonnement à Canal+. Et cela pouvait être ma seule mission de la semaine ! Je n’existais plus en tant qu’être humain, j’étais un meuble.

Toutes les semaines, je criais pour demander du travail. Mes chefs répondaient toujours la même chose : « Je finis ce que je fais et je vois ça », ou « On voit ça la semaine prochaine ». J’envoyais chaque jour des mails pour leur demander du travail. Mais ils suppriment votre boîte mail et l’historique dès qu’ils ont un doute sur votre avenir dans la société, donc je n’ai plus de traces. Et on me répétait sans cesse : « Il faut maigrir si tu veux rester », car ils ne voulaient garder que les plus beaux.

Je suis progressivement tombé en dépression et, un vendredi soir, j’ai fait une crise d’épilepsie au volant de ma voiture. C’était la première fois. On m’a plongé dans un coma artificiel et, à mon réveil, le neurologue m’a expliqué que la cause était un bore-out. Avant l’accident, je n’en avais parlé à personne, car la honte prenait le dessus, d’autant que j’avais un travail extrêmement bien payé, un véhicule de fonction, un bureau sur les Champs-Élysées… Qui peut oser se plaindre de cette situation à notre époque ? Même mon médecin, qui me suit depuis vingt ans, ne savait rien.

Six mois après l’accident, les dirigeants ont décidé de me licencier pour « absence prolongée désorganisant l’entreprise », mais ils n’ont embauché personne pour me remplacer. Cette placardisation était volontaire de leur part pour me pousser à démissionner. Ils sont responsables, et c’est pour cela que je les poursuis aux prud’hommes.

« J’avais l’interdiction de sortir de mon bureau » Élisabeth, 48 ans [^2]

« J’ai été titularisée en 2013 au service stratégique d’une petite commune où je travaillais en CDD depuis quelques mois. À l’époque, je n’avais que des compliments. J’étais la star de la mairie. Jusqu’au jour où j’ai refait ma vie avec l’adjoint au maire. Lorsque cela s’est su, tout a changé pour moi du jour au lendemain, malgré la réaction compréhensive, en apparence, du cabinet du maire. J’étais devenue un danger, car j’avais accès à des informations que mon conjoint ne devait surtout pas connaître. Je me suis retrouvée isolée. La porte du bureau voisin s’est fermée. Mes collègues ne venaient plus prendre le thé comme à l’habitude. De jour en jour, les consignes étaient moins nombreuses, jusqu’à ce que le manque d’instructions m’empêche de boucler mes dossiers. J’ai pris mon courage à deux mains, après quatre mois dans ces conditions, pour aller en parler au chef de service. Il m’a jetée avec une attitude extrêmement dédaigneuse. La situation s’est encore aggravée les mois suivants. Je commençais à avoir des troubles digestifs et je ne dormais plus. Cela m’a valu une semaine d’arrêt.

À mon retour, mes supérieurs se sont subitement mis à me convoquer à tout bout de champ et à m’accabler de reproches pour me faire vivre un enfer. J’ai fini par faire un malaise sur mon lieu de travail. Conduite à l’hôpital dans un état lamentable, j’ai été reconnue victime d’un accident du travail, avec quatre semaines d’arrêt. À mon retour, j’ai été immédiatement placée dans un autre service. Mais je n’avais aucune feuille de mission, pas d’ordinateur, et l’interdiction formelle de sortir de mon bureau. Sept heures sans travail, sur un poste qui n’existe pas, c’est extrêmement dur. Mais le pire, c’est l’isolement physique. Ça fait perdre la raison.

J’ai baissé les armes après cinq semaines et j’ai été arrêtée pendant un an et demi. Mon employeur a essayé, sans succès, de faire casser l’expertise psychiatrique qui attestait que mon mal-être était lié à mon travail. Mes recherches d’emploi sont restées infructueuses, car il m’avait « grillée » dans les autres collectivités et mon dossier était devenu louche aux yeux des employeurs. J’ai donc décidé de reprendre le travail en septembre, contre l’avis de mon médecin. Je n’avais toujours pas d’ordinateur, ni l’autorisation de sortir du service, mais on a fini par me donner des dossiers inutiles à classer, un peu de manutention, des feuilles à coller dans des registres que personne ne lit. Un jour, mon chef de service a craqué et m’a avoué qu’il avait « ordre de la direction de ne pas me donner de travail ». Il était au bord de la crise de nerfs. Depuis, je me suis de nouveau mise en arrêt maladie, et ma direction continue de le contester.

Cette situation a détruit toute ma vie sociale et s’est immiscée dans ma vie privée, à tel point que je ne vis plus que pour ce mal qui me ronge. Je ne peux plus faire de projet en famille. Et je ne suis pas à l’abri de perdre complètement les pédales. J’ai longtemps pensé que je me faisais des films. J’étais dans le déni, je trouvais des excuses, car je n’aime pas les conflits et je refusais de croire que la nature humaine pouvait se montrer si mauvaise. Ma seule possibilité, aujourd’hui, est de démissionner pour essayer de respirer à nouveau et de porter plainte pour harcèlement. Pour moi, c’est une double peine.

[^1] Le prénom a été changé.

[^2] idem.

Temps de lecture : 10 minutes