Placardisés : « L’épreuve terrible du vide »

Dominique Lhuilier analyse les répercussions psychologiques d’une mise au placard d’un salarié.

Vanina Delmas  • 10 février 2016 abonné·es
Placardisés : « L’épreuve terrible du vide »
Dominique Lhuilier Chercheuse au Centre de recherche sur le travail et le développement du Cnam. Auteure, avec Anne-Marie Waser, de Que font les 10 millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique, éd. Érès, 2016.
© Illustration : Aurel

Quand Dominique Lhuilier, psycho-logue du travail, publie son premier ouvrage sur les « placardisés » (Des exclus dans l’entreprise, Seuil, 2002), peu de chercheurs se sont alors penchés sur les dangers de ce mode de gestion des salariés. Aujourd’hui, les risques psychosociaux d’une telle situation ne font plus aucun doute, mais la pratique demeure et touche tous les niveaux, du cadre supérieur à l’ouvrier.

Quelles sont les conséquences d’une mise au placard pour la santé d’un salarié ?

Dominique Lhuilier : Beaucoup de placardisés insistent sur la distinction entre l’authentique travail et les simples occupations qui n’ont aucun sens. Travailler, c’est faire usage de soi, à double titre : celui que les autres font de nous et l’usage que l’on fait de soi-même. Lorsqu’il est placardisé, l’employé est dans un « sous-usage » de lui-même, car ses compétences ne sont ni sollicitées ni reconnues. Il est soudain débranché des autres car le lien avec ses collègues dépend de son activité, et pas seulement du « Bonjour, ça va ? » quotidien.

Quand on n’a plus rien à faire, on n’a plus rien à dire. On devient honteux, on est dans l’évitement permanent. Je n’utilise pas le terme « bore-out » car je n’ai pas besoin de ce mot pour qualifier l’épreuve terrible du vide qu’endurent ces personnes. Pour supporter au mieux cette situation, elles doivent s’investir le moins possible dans le travail et se dire que leur vie est ailleurs.

Existe-t-il des catégories identifiées de placardisés ?

Dans la représentation stéréotypée, il y a soit le placard doré, qui concerne le cadre supérieur, soit le cas social dont on ne sait plus quoi faire. Cette vision des choses masque la grande diversité des personnes dans cette situation.

Je distingue trois catégories. D’abord, les travailleurs considérés comme « nuisibles » : contestataires, syndicalistes, proches des ex-dirigeants ou des partis politiques qui ne sont pas au pouvoir. Par exemple, chez les préfets, l’administration utilise la formule « hors cadre » pour parler d’un préfet évincé. Mais il retrouvera sûrement sa place à l’alternance politique suivante. Ensuite, il y a ceux dits « inutiles », principalement les seniors qui seraient rétifs aux changements. Dans les entreprises où règne le jeunisme, ils sont les premiers à être envoyés au chômage externe ou au « chômage interne ». Le placard permet aussi des économies, car licencier un employé avec beaucoup d’ancienneté coûte cher. Enfin, tous ceux qui ont des problèmes de santé. Je considère que le mi-temps thérapeutique est déjà une porte d’entrée vers le placard, car, selon les managers, ces personnes manquent de fiabilité et ne peuvent plus être aussi productives qu’avant. Même scénario concernant les handicapés. Les entreprises en recrutent pour respecter le quota de 6 % et éviter de payer des pénalités, mais l’organisation du travail ne permet pas leur intégration, donc elles les mettent au rebut.

À quel point la placardisation est-elle devenue récurrente dans la gestion du personnel ?

Les employeurs utilisent soit la placardisation, soit la « gestion kleenex ». Laquelle consiste à recruter une personne et à la licencier dès qu’elle ne fait plus l’affaire. La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences fait l’objet de beaucoup de discours, mais peu de dispositifs permettent aux salariés d’être régulièrement formés ou de mettre à jour leurs compétences. En conséquence, ceux qui n’ont pas su s’adapter aux changements technologiques, ou qui ont vu leur métier disparaître sans réagir, se retrouvent placardisés. Il faut penser cette situation comme un sas où il y a du turn-over permanent.

L’entreprise et les administrations ont toujours eu leur lot de placardisés, cela fait partie d’une forme de gestion clandestine de l’organisation du travail, car le tabou est encore énorme chez les DRH. Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, on espérait qu’il y aurait le même effet dans l’espace public que lors des études sur le harcèlement moral. Mais cela n’a pas été le cas. Il y a encore une vraie résistance à faire sortir la placardisation du silence, peut être parce que, dans l’esprit de beaucoup, un placardisé n’est qu’un tire-au-flanc, alors qu’une personne harcelée est automatiquement une victime. a

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