Stéphane Mercurio, l’élégance au scalpel

Son dernier documentaire, autour de résidents d’un camping à l’année, est diffusé le 19 février sur Arte. Rencontre avec une réalisatrice portée par un cinéma de la juste distance.

Jean-Claude Renard  • 10 février 2016 abonné·es
Stéphane Mercurio, l’élégance au scalpel
Quand la caravane reste, vendredi 19 février, à 23 h 05, sur Arte (59’).
© Capucine de Chabaneix pour Politis

Fin janvier, à Biarritz, une projection publique au Festival international des programmes audiovisuels (Fipa). Devant une salle comble, Stéphane Mercurio présente son nouveau film documentaire, Quand la caravane reste. Exercice difficile, consistant à parler d’une œuvre que le spectateur n’a pas encore vue, auquel la réalisatrice s’emploie sur un ton feutré, le sien, avec un phrasé chaleureux, un regard pétillant. Entre le dire et ne pas tout dire, fin sourire esquissé, elle relate la genèse du film. Comment parler du logement, ou du mal—logement, de précarité, autrement ? Cette Caravane, c’est l’histoire de résidents à l’année dans un camping. Encore fallait-il trouver le camping ouvert toute l’année (la loi ne l’autorise pas, c’est au bon vouloir des autorités locales), éviter la carte postale balnéaire, les clichés dispensés déjà à l’écran. Pour le coup, au bout des repérages, le tournage s’est déroulé au camping Le Large, à Villars-les-Dombes, enclavé dans l’Ain (il faut attendre le générique de fin pour connaître les lieux). Terrain fécond, vivier de caractères, de destinées, formidable abri après les coups encaissés, les revers de fortune.

Quelques semaines plus tôt, Stéphane Mercurio s’est rendue au camping pour une première projection. Un autre exercice. « Là, on a peur, non pas que les gens aient un jugement sur le film, avec ses défauts et ses qualités, mais qu’ils ne s’y retrouvent pas et soient déçus. » Loin d’une déception, c’est un nouveau visage de l’autre, du voisin, que les campeurs ont découvert, au gré d’une caméra captant discrètement les confessions, dans l’humilité. Incitant ce menu peuple à la parole, la réalisatrice ne surligne pas. Elle n’ajoute aucun commentaire, ni voix off ou banc-titre. Quand la caravane reste est au diapason d’une œuvre maintenant solidement construite. Un presque condensé, entre l’enfermement et le refuge, des récréations qui ne manquent pas d’air.

C’était le cas dès son premier film, avec Cherche avenir avec toit (1997), moins sur les sans-abri que sur leur sort quand il s’agit d’obtenir enfin un logement. Le cas encore avec À côté (2008), autour des femmes et des mères de détenus, livrant leur parole dans un espace réservé avant le parloir ; dans À l’ombre de la République (2011), subtil réquisitoire sur les lieux de privation des libertés, des prisons à l’hôpital psychiatrique. Le cas aussi d’Intimes Violences (2014), sur les violences conjugales. Le cas enfin même dans ses films apparaissant comme des pas de côté, tels Louise, son père, ses mères, son frère et ses sœurs (2005), sublime évocation de la vie familiale d’homosexuelles avec leur fille, née d’un géniteur peu commun (en l’occurrence Gérard Filoche), et Mourir ? Plutôt crever ! (2010), portrait fringant de Siné au moment où le dessinateur est viré de –Charlie par -Philippe Val et monte Siné Hebdo, brossant en même temps le portrait d’un libertaire – au passage, d’un film à l’autre, on aura remarqué l’art des titres.

Autant d’histoires de famille, des histoires de communauté, des histoires de groupe, de gros plans, de portraits en pied, tirés à l’essentiel, dans la substance, où l’intime finit par virer à l’universel. On appelle ça une signature, inscrite dans un cinéma des invisibles (ou presque), un cinéma des peu gradés, des puceux, recalés et transis, où tout se passe comme si les touches impressionnistes venaient culbuter l’art brut. Des touches à fleurets mouchetés dans un cinéma direct.

Ce cinéma, Stéphane Mercurio n’y avait pas songé. « Ce n’était pas une vocation, ni un calcul », confie celle qui a grandi en banlieue, entre un beau-père dessinateur de presse, Siné, et une mère journaliste. Post-bac, Stéphane Mercurio attaque des études de droit dans les années 1980. « C’est comme l’économie, ce sont des études qu’on entame quand on ne sait pas quoi faire ! » Bon, entre-temps, sa mère, Catherine Sinet, est rédactrice en chef de « Droit de réponse », animé par Michel Polac, sur TF1. Pour payer ses études, elle se fait hôtesse d’accueil de l’émission. Après « cette maison de maçon, ce pont de maçon et cette télé de m… », basculée dans le privé en 1986, assez vite, l’hôtesse Stéphane Mercurio rend sa carte d’étudiante, vire du côté des associations et travaille pour Action contre la faim. Une implication qui la mène à créer plus tard, avec d’autres militants, le mensuel La Rue, un canard tourné vers la précarité, l’exclusion et l’insertion. L’expérience dure trois ans. Le temps de tomber dans le documentaire, au gré des rencontres, « par hasard et de façon autodidacte ». Mais il y a alors quelque chose de « c’est ça que je veux faire ». Et de passer par les ateliers Varan, école parisienne de formation professionnelle au documentaire, trois mois durant.

En guise d’apprentissage, Stéphane Mercurio s’attelle à ce qu’elle connaît : les sans-grade. Et de rendre alors pour copie Scènes de ménage avec Clémentine, le quotidien ordinaire d’une femme de ménage (lequel sera acquis par Arte). Le ton est donné d’emblée.

Jusqu’à La Caravane, ce sont des films de société. Pas moins politiques. « Il me semble que tout film est politique, souligne-t-elle, qu’on le veuille ou non. Individualiser jusqu’à l’extrême en ôtant tout aspect collectif est aussi un choix politique, qui n’est pas le mien. Il me semble qu’il faut au contraire comprendre le sens des trajectoires individuelles prises dans une société donnée à un moment donné. C’est toujours un point de vue sur le monde. Dans À côté, à travers ces femmes de détenus, loin de les psychanalyser, le film interroge la prison. Il ne s’agit pas de faire de l’intime pour l’intime, du croustillant, une émotion qui forcément quitterait l’aspect politique. » C’est aussi valable pour Cherche avenir avec toit, au plus près des gens, et interrogeant la question du logement. Avec une certaine manière donc, bien personnelle, celle d’un juste équilibre entre la proximité et la distance. Foin de voyeurisme mais une caméra résolument pudique. « Un film se passe toujours dans l’échange, la tension, dans une négociation, explique Stéphane Mercurio. Il faut savoir ce qu’on veut dire, sinon on se fait embarquer, mais il faut aussi laisser un espace à l’autre, sans quoi il ne se passe rien. Il faut à la fois tenir et lâcher. »

Certes, mais avec la manière, au scalpel de mage, dans l’élégance. « Il y a toujours ce qu’on tourne et ce qu’on monte. Quand l’émotion arrive, je me demande comment faire pour ne pas être dans une position de voyeur. Parfois, il est nécessaire de montrer la souffrance telle qu’elle est, d’autres fois, ce serait gratuit. Il y a des réalités qu’on ne peut pas ne pas montrer, comme les réalités d’un parloir ou d’un sans-abri. C’est un équilibre fragile, à chacun sa jauge. Dans À côté, le plus dur n’est pas dans le film, c’est le témoignage de ces femmes qui me racontaient comment elles étaient battues par leur mari ou leur compagnon. C’était hors caméra, mais désarmant. » Désarmant aussi parce que la réalisatrice ne ménage pas son empathie. « Il serait difficile de ne pas le revendiquer ! », reconnaît-elle. Pour Cherche avenir avec toit, elle se rappelle ses nuits passées avec ses personnages. « Je me mettais à leur place. Je les aimais vraiment ! » Une empathie qui la conduit parfois à revoir certains de ses protagonistes, des années plus tard. Il n’y a pas de règle, c’est au gré de la vie, « des trajectoires des uns et des autres ».

On en ressort avec « une mission », celle de dire les choses, de raconter, de témoigner. « On a aussi parfois la satisfaction d’en aider certains, en leur donnant une autre image d’eux-mêmes, c’est déjà pas si mal. » Est-ce la raison pour laquelle demeure toujours une dose d’optimisme dans ses films, des bribes de réconfort ? Stéphane Mercurio filme la mouise. Mais Quand la caravane reste n’en livre pas moins une cosmogonie lumineuse. « On y trouve de la solidarité, des imaginaires, une poésie. Dans l’époque actuelle, ça fait du bien. » Surtout pour qui s’avoue « indécrottable optimiste ».

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