Sur la ZAD, « le peuple de boue »

Pour contrer Ago Vinci, les occupants organisent une trentaine de chantiers collectifs. Grosse affluence malgré les intempéries.

Patrick Piro  • 3 février 2016 abonné·es
Sur la ZAD, « le peuple de boue »
À lire : Défendre la ZAD, par le collectif Mauvaise troupe, éd. L’Éclat, 45 p., 3 euros. Un livret produit par les occupants, qui présente notamment l’état des réflexions collectives sur l’avenir de la ZAD, « quand le projet d’aéroport tombera ». Une grande manifestation de défense de la ZAD aura lieu le 27 février, sur place ou à Nantes.
© Patrick Piro

Les travaux ont bel et bien démarré, samedi dernier, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Mais pas de pelleteuse siglée d’une grande entreprise du BTP à l’horizon, ni de préfabriqués au logo d’Ago Vinci. La main-d’œuvre arbore l’écusson « Non à l’aéroport », et l’on afflue, en dépit d’une météo rebutante, pour proposer ses services. Dans un hangar de la Wardine, une ferme squattée entre le carrefour de La Saulce et La Châtaigne, « le bourreau d’intérim » jongle pour répartir les bénévoles sur l’un des trente chantiers proposés cette fin de semaine sur la ZAD.

C’est déjà choisi pour un gars à dreadlocks qui extirpe des sons d’un piano déglingué, accompagné à gré par des amateurs de passage. « On m’a donné trois jours pour le réparer ! » Sara et deux copains sont venus de région parisienne, train et auto-stop depuis Orvault, en banlieue nantaise. Baskets, jogging et cuir, les cheveux déjà dégoulinants, Hugo accepte, philosophe, de « se dégueulasser total ». Un grand barbu résidant à la Wardine prend pitié. « Je vais te trouver des bottes. » Il pleut sans discontinuer. Les ornières se creusent, la terre se liquéfie et s’immisce partout. Notre-Dame-des-Landes, zone humide, répètent les naturalistes. « Ici, c’est le peuple de boue ! », se marre Geneviève Coiffard, omniprésente cheville ouvrière de la mobilisation citoyenne contre l’aéroport.

L’hébergement : un casse-tête. « Ne comptez pas dormir sur la ZAD, nous avait-on mis en garde, c’est blindé de partout. » Plus loin dans le hangar, on taille au quintal dans le légume pour préparer les repas. Les organisateurs attendaient deux cents personnes, il s’en est inscrit plus de cinq cents, et près de trois cents de plus se sont spontanément présentées à la Wardine.

En novembre dernier, alors que le Premier ministre, Manuel Valls, réitère son onction au projet d’aéroport, le concessionnaire Ago Vinci lance ses premiers appels d’offres pour des travaux préparatoires sur la ZAD. Sur place, la réaction est immédiate : les occupants – une centaine de personnes – décident de lancer leurs propres « appels d’offres » pour aménager les lieux de vie. « Nous voulons casser les discours qui nous présentent comme des “ultra-violents”, commente Manu, résident aux Domaines, et contraster avec Ago Vinci, très discret sur ses travaux et les entreprises candidates. Chez nous, tout est transparent. »

Devant le flot humain, les chantiers ont été démultipliés. Une vingtaine de Dijonnais sont venus avec leur projet, la signalisation des entrées de la ZAD. Aux Fosses noires, les bâtiments squattés abritent un atelier stratégique où sèchent des pâtes et fermentent bière et levain – 120 kilos de pain fournis dans la seule journée de samedi pour alimenter les chantiers. « On manque de place, on va faire une mezzanine », explique Mika à une douzaine d’intérimaires. Des pains de sarrasin simulent poutres et poteaux. « Je ne suis pas un spécialiste. Mon schéma a été validé par un copain charpentier, mais si quelqu’un a une meilleure idée… »

Dehors, il y a plus de bras que de pioches. On se relaie pour creuser une rigole où un drain devrait assainir la cuvette, embourbée dès qu’il pleut sur les Fosses noires. Des clôtures pour le « Groupe moutons » aux « 24 hectares » ; la création de buttes de permaculture à la Bellich’ ; la construction d’un local de séchage dans le champ Rouge et Noir pour le « Groupe plantes médicinales » ; d’un mur d’escalade à la Grée ; le nettoyage du chemin d’accès aux 100 Noms… Il faut naviguer sur un ruisseau de boue pour accéder au hameau de La Châtaigne, l’un des symboles de la résistance aux CRS de l’opération « César » fin 2012. Une ruche. Ça débite, ça scie, ça cloue. Dans le bosquet voisin, une tronçonneuse prélève des bouleaux morts, source de barreaux pour un sentier de bois surélevé mettant hors d’eau l’accès à des salles de couchage, ressource précieuse sur la ZAD. Michel crie à la cantonade. « Je suis aux 100 Noms, je fais une petite vidéo pour documenter les chantiers, il y en a qui ne veulent pas apparaître ? » Question rituelle, point très sensible. Un grand gars explique : « On sait que les flics épluchent tous les clichés… »

Autre haut lieu de la lutte, la ferme de Bellevue, sauvée in extremis des bulldozers d’Ago Vinci début 2013 par une occupation qui a vu les paysans du collectif départemental Copain 44 en première ligne. Ils sont là, aussi lestes autour du muscadet que de la bassine à mortier pour retaper au pas de course une salle de réunion dans une grange. « Quand les paysans font du BTP, ça déménage…, sourit Sébastien, âme de la ferme réactivée, qui produit lait, fromages et yaourts pour la ZAD. J’ai eu un coup de mou en décembre, avec les annonces de Valls, mais cette mobilisation, avec une telle diversité de militants, ça réconforte grave ! » Ils sont venus à quarante de Rouen. « On a vu plus d’une centaine de personnes aux réunions, et plein de nouvelles têtes, témoignent Camille et Alexia. Des déçus du gouvernement, des opposés à l’aéroport, mais aussi, c’est nouveau, des gens qui veulent défendre le mode de vie qui se bâtit sur la ZAD – habitat sobre et écolo, agriculture naturelle, démocratie, échanges non commerciaux, médias citoyens… » Première visite à Notre-Dame-des-Landes, Pierre, enseignant, en reste baba. « Il y a une énergie assez fascinante, ces gens construisent pour le futur. Rien à voir avec une bande de punks à chien alcoolisés, comme on les présente dans certains médias ! »

Au village du Liminbout, la tornade collective aménage l’auberge des « Q de plomb », chez Claude, lieu de restauration réputé, « porc et pommes de terre de la ZAD, vous m’en direz des nouvelles ! ». Dehors, c’est le test de la bourrasque. Nico, qui commente la météo par le menu, fait la moue : « Cinq minutes d’eau dans la prochaine heure… » Ça glisse comme sur les plumes d’un canard. Gars et filles débroussaillent comme au soleil. Dans le marécage, des plots de béton surgissent pour la création d’une bergerie.

Et puis soudain, le grain de sable. Une dizaine de syndicalistes de la CGT-ZAD, Collectif de grève des « travailleureuses » de la Zone appels d’offres, déboule avec une banderole aussi noire que leurs intentions, appelant à la grève générale d’une demi-heure. Un porte-voix rappelle l’article 7 des conventions collectives de la ZAD : pas de travail bénévole sans pauses régulières avec des boissons chaudes ou froides. « Le droit à la paresse est inaliénable et inconditionnel, avec garantie de ressources ainsi que de couchage et de nourriture ! » Il est presque 13 heures. Chez Claude, on a mis les lasagnes à cuire. Les chevelus de la CGT-ZAD distribuent de la bière. Le prolétariat exploité par la ZAD fraternise sans difficulté.

Écologie
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