Anne-James Chaton : Jouer avec les icônes

Dans Elle regarde passer les gens, Anne-James Chaton opère une traversée du XXe siècle au travers de treize femmes célèbres.

Christophe Kantcheff  • 2 mars 2016 abonné·es
Anne-James Chaton : Jouer avec les icônes
© **Elle regarde passer les gens**, Anne-James Chaton, Verticales, 255 p., 21 euros. Photo : Catherine Hélie/Gallimard

Anne-James Chaton est un homme-orchestre, un poète-à-grand-spectacle. Qui a déjà assisté à l’une de ses performances sait la profusion d’images qu’il suscite, mêlant musiques et sons à ses mots. Sur l’écran mental du spectateur, Anne-James Chaton agit comme un projecteur de cinéma qui diffuserait des films inédits et riches en voyages. De ce fait, nombre de ses ouvrages [^1] intègrent un CD, qui constitue l’interprétation sonore du livret.

Tel n’est pas le cas d’Elle regarde passer les gens. L’enregistrement de cette partition poétique n’est pas fourni. Une note précise qu’il en existe une adaptation pour la scène. Mais, en l’état, Elle regarde passer les gens est un texte de 250 pages qui revisite d’un trait tout le XXe siècle. Il est constitué de douze chapitres ; le premier s’intitule « Le nouveau siècle », le dernier « La chute du mur de Berlin ». C’est un monument mémoriel, une vaste odyssée à travers le temps. Mais là ne se résume pas l’aventure.

Chaque phrase d’Elle regarde passer les gens est grammaticalement constituée de semblable manière, celle qu’indique le titre : elle s’ouvre avec le pronom personnel « elle », au singulier ou au pluriel, et exclut toute relative ou subordonnée. Exemple, le début du livre : « Elle regarde passer les gens. Elle est assise sur un banc. Elle lit le journal. Elle lit L’Aurore. Elle découvre la lettre d’Émile Zola. Elle n’est pas d’accord. »

On pourrait redouter une rapide lassitude ou une vaine artificialité. Il n’en est rien. Le texte impose peu à peu son rythme intérieur, sa pulsation. Il « construit » son lecteur, qui lui-même devient le métronome de cette langue rapide, lapidaire, elliptique, la plaque sensible d’une psalmodie épique. On lit : « Elle est descendue à l’Hôtel du Parc. Elle y restera quinze jours. Elle prendra soin de son amant. Elle pansera ses blessures. Elle oublie sa mission. Elle vit une idylle. Elle s’achève. Elle doit rentrer à Paris. » Ou encore : « Elle est en janvier 1968. Elle est enceinte. Elle ne sait pas qui est le père. Elle a trop de relations simultanées. Elle n’a pas le temps d’élever un enfant. Elle décide d’avorter. »

Venons-en maintenant à la question cruciale : qui est « Elle » ? Son nom n’est jamais donné, pourtant l’interrogation est rapidement levée. « Elle » n’est pas unique. On suit ses différentes métamorphoses au long de ce XXe siècle trépidant. « Elle » est une suite de femmes qui de l’une à l’autre se passent insensiblement le relais au cours d’un chapitre sans transition franche, entre deux phrases dans un même prolongement. Ces femmes – treize au total, pour couvrir le siècle (un chiffre qui porte chance ?) – ne se ressemblent pas, mais elles ont un point commun : elles sont célèbres. Pour la plupart, elles sont même d’immenses gloires dans leur domaine : artistique, littéraire, politique… C’est pourquoi il n’est pas très difficile de les identifier. Si le lecteur peut avoir un doute à propos de l’une d’elles – un coup d’œil dans une encyclopédie du type Wikipédia suffit à le dissiper –, Elle regarde passer les gens n’a rien d’un texte à clés ni à énigmes. Le jeu est trop transparent.

Pourtant, Anne-James Chaton a choisi de ne jamais nommer ces célébrités. Le continuum ainsi obtenu a pour effet d’unifier cette traversée séculaire. On parcourt le XXe siècle non seulement en compagnie de femmes, mais on le revisite au travers d’icônes emblématiques des périodes concernées. L’auteur ne livre donc pas une biographie concentrée de ces figures, mais il convoque la mémoire que l’on a d’elles, qui se confronte à son récit. Ce que déroule Anne-James Chaton, ce ne sont pas des vies incarnées, mais des itinéraires balisés par la légende, des stéréotypes qui collent à une « star ». Et, ce -faisant, il en saisit une vérité. C’est à la fois excitant et passionnant. Exemple à propos de celle qui, plus haut, lisait L’Aurore : « Elle peste contre Rodin. Elle le tient pour responsable de sa situation. Elle perd des commandes par sa faute. Elle est victime de ses manigances. Elle subit les agressions de sa bande. Elle a été attaquée par des Italiens. Elle les a reconnus. Elle les a déjà vus dans l’atelier du gredin. Elle doit se protéger de ces malfrats. Elle se cadenasse. Elle place des pièges à loup derrière les portes. Elle creuse des mâchicoulis. »

Anne-James Chaton aime travailler les destins passés à la postérité. Il l’avait déjà fait notamment dans Vies d’hommes illustres d’après les écrits d’hommes illustres [^2], trouvant pour chacune une forme particulière. On songe avec ce nouveau livre au geste d’artistes qui ont comme lui réinterprété la vision commune de certaines idoles. Andy Warhol s’est emparé de Marilyn Monroe, Thomas Hirschhorn de Lady Di. Ce n’est pas un hasard si toutes deux sont présentes dans Elle regarde passer les gens.

Enfin, Anne-James Chaton propose une lecture du XXe siècle à la lumière de personnages féminins qui ont eu le génie, plus ou moins involontaire, de le refléter, voire de l’absorber. Comme dans cet extrait, quand « elle » est -Margaret Thatcher, qui résonne avec une terrible acuité : « Elle se méfie de la presse. Elle doit la museler. Elle ne peut agir ouvertement. Elle serait accusée d’atteintes aux libertés. Elle a mis au point une stratégie de contournement. Elle use de son influence auprès des milieux d’affaires. Elle aide son ami Murdoch à mettre la main sur des titres prestigieux. Elle lui livre le Times_. Elle le soutient dans sa conquête du_ Sun_. Elle l’incite à acquérir le_ Sunday Times_. Elle en retirera de précieux bénéfices. »_

Elle regarde passer les gens offre aussi une pénétrante et cruelle leçon d’histoire.

[^1] Notamment aux éditions Al Dante.

[^2] Al Dante, 2011.

Littérature
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