Bruxelles, « multiculturelle ! »

Après les attentats du 22 mars, le gouvernement se démarque par un discours très mesuré. Loin de l’état d’urgence à la française, mais sans pour autant apaiser les inquiétudes des musulmans.

Lena Bjurström  • 30 mars 2016 abonné·es
Bruxelles, « multiculturelle ! »
© Photo : AURORE BELOT/BELGA/AFP

Des couronnes de fleurs ont été déposées sur le trottoir, à côté de bougies et de messages de papier, gondolés par la pluie. La vie a presque repris son cours normal dans le quartier européen de Bruxelles. Rue de la Loi, les passants se pressent, en direction d’un bureau, d’un café. Mais à l’approche de la station de métro Maelbeek, leur pas ralentit, s’arrête. Leur regard se perd dans les fleurs déposées sur le trottoir. Un instant, on fait silence, en mémoire de ces 35 personnes qui ont péri, trois jours plus tôt, dans les attentats-suicides qui ont frappé la capitale belge. Aux alentours, une journaliste britannique erre, caméra en main, à la recherche de témoignages. Mais les passants ne s’éternisent pas. « C’est terrible à dire, mais on est à peine surpris, murmure une jeune femme, depuis le 13 novembre, on s’y attendait. » Reste la tristesse, infinie, qui s’attarde sur les visages de ceux qui, le recueillement passé, reprennent leur chemin.

La vie se poursuit, en dépit des sirènes qui brisent le bourdonnement régulier de la ville, en dépit des longues files d’attente devant les entrées des stations de métro et des magasins, fouille oblige. Patiemment, chacun s’adapte, ouvre sa sacoche, écarte les pans de son manteau. À l’entrée d’un centre commercial, un panneau annonce les nouvelles mesures de sécurité avec l’image d’un chaton dormant dans un sac. Un clin d’œil au « lockdown », ces quelques semaines de couvre-feu après la mi-novembre où, en réponse à la demande de la police de ne diffuser aucune information sur les opérations en cours dans toute la ville, les internautes bruxellois avaient envahi les réseaux sociaux d’images de chats pour « brouiller les pistes ». « Faut bien continuer à rire », sourit le vigile à l’entrée. Et à vivre. Même si, aux quatre coins de la ville, la traque de la cellule terroriste se poursuit. Un hélicoptère passe dans le ciel gris, un groupe de militaires traverse la rue.

Plus de répression

La Belgique pleure ses morts, mais elle n’est pas entrée « en guerre ». Les jours suivant les attentats, le gouvernement belge s’est démarqué par un discours très mesuré. Alors que Manuel Valls reprenait sa rhétorique guerrière, le Premier ministre belge, Charles Michel, s’est, lui, contenté d’appeler « au calme et à la solidarité » : « Nous devons faire face à cette épreuve en étant unis, solidaires, rassemblés. » Nulle envolée sécuritaire, nulle promesse d’état d’urgence « à la française ». Le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, membre de la N-VA, un parti nationaliste flamand pourtant très porté sur les politiques sécuritaires, a lui-même écarté la mise en place de « pouvoirs spéciaux » de ce type, de fait inexistants dans le droit belge. « Ce n’est pas dans la culture de notre démocratie », expliquait-il à la RTBF. « Il n’y a pas eu de demande de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme, comme en France, et notre Premier ministre n’a cessé d’assurer que l’on resterait dans le cadre de l’état de droit, note Manuel Lambert, conseiller juridique de la Ligue des droits de l’homme belge, Quand on voit ce qui se passe chez vous, on ne peut que saluer cette attitude. D’autant que ces prises de position politiques ont un fort impact sur l’ensemble de la société. On ne surenchérit pas sur la peur. »

Enfin presque. Car s’il ne s’enflamme pas dans les discours aujourd’hui, le gouvernement belge a multiplié depuis un an les annonces de mesures antiterroristes potentiellement attentatoires aux libertés. Certaines sont déjà appliquées, comme l’autorisation des perquisitions 24 h/24. D’autres sont encore dans les tuyaux. « On reste très attentifs, car les attentats du 22 mars pourraient précipiter leur application », prévient Manuel Lambert. Entre autres, le port de bracelet électronique obligatoire pour toute personne fichée par les renseignements, ou l’emprisonnement automatique de toute personne soupçonnée d’avoir combattu en Irak ou en Syrie, à son retour en Belgique… « Comme ailleurs en Europe, on assiste à un basculement vers un État plus répressif », regrette le défenseur des droits de l’homme.

Une société fracturée

Et comme ailleurs en Europe, de nombreux musulmans s’inquiètent des conséquences sur leur communauté. Attablée dans un salon de thé arabe du boulevard Anspach, Sonia réchauffe ses mains contre sa tasse. « J’étais à l’aéroport de Zaventem ce jour-là. Je n’ai perdu que ma valise, j’ai eu de la chance. » De l’explosion, elle ne parle pas. Qu’ajouter aux images diffusées depuis mardi ? Elle préfère parler de sa religion, qui, dit-elle, n’a rien à voir avec « ces gens-là ». « Vous n’imaginez pas à quel point ça me fait horreur qu’on puisse commettre ces actes en se disant musulman. Je ne comprends pas. »

À la table voisine, Ikram et Mira saisissent la conversation au vol. « Il n’y a rien à comprendre, ce sont des fous. L’islam n’est qu’un prétexte », assène Ikram. « Je ne sais pas. Ils ont vécu ici, à côté de nous. Et puis ils sont nombreux, répond Sonia. Je ne peux pas m’empêcher de me demander comment la société a pu produire ces gens-là. Il doit bien y avoir des explications quelque part. » Mira, elle, est fatiguée de devoir défendre ses croyances. Trop de rumeurs bruissent sur les réseaux sociaux et alimentent les peurs. Des menaces de « descente à Molenbeek », ce quartier populaire de Bruxelles dont plusieurs terroristes sont originaires, des messages haineux, ou des interrogations faussement naïves : « Pourquoi les musulmans ne condamnent-ils pas les attentats ? »

« Je suis invité sur un plateau télé dimanche, et on m’a prévenu que ce serait la première question qu’on allait me poser », s’agace Hajib El Hajjaji. Le vice-président du Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB) sort un papier de sa sacoche : « Regardez, j’ai fait une liste. Au moins quatorze organisations musulmanes belges ont condamné les attentats dans les heures qui ont suivi. Quatorze ! Mais rares sont les déclarations qui ont été reprises dans les médias. » Le militant redoute une vague de violences islamophobes. « Les signalements recueillis par notre collectif et les données du Centre interfédéral pour l’égalité des chances montrent une forte hausse des actes islamophobes en 2015. Dans le mois suivant le 13 novembre, ce qui est frappant, c’est que les actes n’ont pas augmenté en nombre mais en gravité. Des insultes on passe aux agressions. Il y a aussi les dérives policières dans le cadre tendu de la lutte contre la radicalisation. Nous craignons une évolution similaire aujourd’hui », explique-t-il. Pour le militant, il ne peut y avoir de plan de prévention de la radicalisation sans programme de lutte contre l’islamophobie. « Bien sûr, ce n’est pas l’islamophobie seule qui alimente le terrorisme, il y a de multiples facteurs. Mais Daech instrumentalise l’islamophobie, il faut en avoir conscience. Et la radicalisation a besoin d’une rupture sociale pour s’alimenter. » Au-delà, le racisme nourrit un « cercle vicieux » qui fracture l’ensemble de la société, selon lui : « La stigmatisation entraîne la peur, la colère, et incite les communautés à se replier sur elles-mêmes. »

Une société multiculturelle

« Des déclarations comme celles qui sont faites sur Molenbeek, décrivant une prétendue zone de non-droit, ont des effets désastreux », juge le sociologue Marco Martiniello, spécialiste des questions de multiculturalisme. « Évidemment, il y a des problèmes, des questions à poser. Il y a une interrogation profonde du multiculturalisme de la société belge qui ne date pas d’hier. Mais ces questions ont besoin de nuances car elles peuvent vite déraper dans ce climat de tension. »

Un peu plus haut dans le boulevard Anspach, ce sont pourtant toutes les couleurs de la Belgique qui sont représentées. Depuis mardi, la place de la Bourse, tapissée de fleurs et de bougies, est devenue un symbole. Des ours en peluche y côtoient des bouteilles de bière transformées en vases. Le bitume est recouvert de messages tracés à la craie. Ils parlent d’un monde avec moins de haine, et plus de frites. Depuis les attentats, il y a du monde tous les jours sur la place. Quelques centaines de personnes venues se recueillir devant le mémorial improvisé et chercher un peu de chaleur humaine. Une petite foule où se déclinent tous les âges et toutes les nuances de couleurs de peaux. « On ne pourra pas dire que seuls les Blancs sont venus se rassembler », note Myriam, sur place pour « récolter des bonnes ondes ».

Assis non loin d’elle, Marwan pointe du doigt une jeune femme voilée, assise au pied d’une statue. « Vous devriez la prendre en photo. Parfois, les détails en disent long. D’ailleurs, il y en a plein des détails qui en disent long sur cette place. » Derrière eux, une dizaine de drapeaux se balancent aux grilles. Les trois couleurs du drapeau belge côtoient celles de l’Algérie, de la Turquie, du Maroc ou encore de la Norvège. Alors que le soleil se couche, on s’affaire près des bougies. Des dizaines de caméras se mettent en place. C’est l’heure du direct. Un présentateur espagnol parle dans son micro, face caméra, et un type goguenard le filme avec son smartphone. Passe un photographe qui vole la scène. Un peu plus loin, sur un petit plateau abrité sous un barnum, une journaliste attend son invité en baillant, tandis qu’une jeune femme fait un selfie. Qui filme qui ?

Un couple de touristes déambule, guide en main. La place de la Bourse, the place to be. « Bah, si c’est ça le souvenir qu’ils gardent de Bruxelles, c’est très bien », s’amuse Myriam. La nuit tombant, la place devient doucement festive. Perchés sur la statue d’un lion, deux jeunes lancent du Bob Marley sur leur poste de radio. Sur les marches, certains sont à l’apéro. Un cinquantenaire s’installe à côté d’un jeune Maghrébin. « On est bien hein ? » « Ouais. » « Vous voulez une bière ? » « … » « Ah bah non, vous ne pouvez pas, c’est ça ? » L’autre acquiesce, ils sourient et contemplent la place qui se remplit. À leurs pieds, une jeune femme essuie ses larmes et chantonne avec la radio « No woman, no cry ».

L’hommage à bruxelles

Mais dimanche, le vent a tourné. La « marche contre la peur », qui devait réunir par milliers dans la capitale belge, a été annulée. Place de la Bourse, quelques centaines de personnes se sont tout de même rassemblées. Élisabeth, 60 ans, a fait plus d’une heure de trajet depuis sa petite ville. « C’était important pour moi, j’en avais besoin. Je ne comprends pas qu’on annule une marche contre la peur parce que, justement, on a peur. » Comme elle, ils sont nombreux à s’être déplacés de loin, livrer à Bruxelles l’hommage qu’ils n’ont pu lui rendre pendant la semaine. Pour d’autres, c’est presque une promenade dominicale.

Des familles installent leurs poussettes sur la place, des couples pique-niquent encore sur les marches. Jusqu’à ce qu’une clameur brise l’ambiance bon enfant. Quelque quatre cents hommes descendent le boulevard, scandant : « On est chez nous ! On est chez nous ! » La place est désormais noire de capuches et de cagoules. Des femmes voilées embarquent leurs enfants et prennent la fuite, tandis qu’ils entonnent « We are the belgian hooligans ! ». Des supporters d’équipes de foot, tendance facho, rassemblés par des appels sur les réseaux sociaux. Des bras se tendent, d’autres ont le poing levé, et crient « Musulmans, assassins ! ». Élisabeth en pleurerait. « Mais cassez-vous ! Vous n’avez rien à faire là ! Vous êtes une honte pour notre démocratie ! » « C’est vous notre démocratie ?, réplique l’un d’eux. Vous et tous ceux-là qui ont laissé faire les attentats ? » Non loin d’elle, un journaliste reçoit un coup de poing. Fleurs et bougies s’écrasent sous les pas lourds des hommes en noir.

Quand la police finit par se mettre en place, armures et boucliers, les manifestants se font face. Sur les marches, certains scandent « Bruxelles ! Bruxelles ! Multiculturelle ! », mais leurs voix sont bien vite étouffées par les chants de ceux d’en face. Les voix haineuses font toujours plus de bruit. Des jets de canettes de bière accompagnent leur repli, sous la pression des policiers qui finissent par les disperser au canon à eau. Bilan, dix personnes arrêtées. Mais, place de la Bourse, l’ambiance a changé. On tente de redresser les fleurs, les bougies. Sarah et Khadija étaient venues de Molenbeek pour se recueillir. « À l’origine, on devait venir avec des pancartes, pour montrer que notre quartier n’était pas le repaire de jihadistes que tout le monde disait. Mais comme la marche a été annulée, on est juste venues comme ça, pour nous, explique Sarah, Quand j’y pense, heureusement ! Se promener avec une pancarte Molenbeek dans cette ambiance-là… autant mettre une cible sur sa tête ! » Un homme souffle des bulles de savon vers le ciel, où passe un hélicoptère. Sur les marches, un guitariste chantonne, « Bruxelles, ma belle… ».

Société Police / Justice
Temps de lecture : 12 minutes

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