Cinéma du réel : Voir le monde

Éclectique et exigeant, le Cinéma du réel propose des œuvres qui sont autant de regards d’auteurs sur la vie et ses chaos.

Jean-Claude Renard  • 16 mars 2016 abonné·es
Cinéma du réel : Voir le monde
© **Cinéma du réel**, 18-27 mars, centre Pompidou, Paris IVe. www.cinemadureel.org Photo : DR

Le pauvre type a été sérieusement tabassé. Il est marqué de coups de crosse sur le corps, doit passer plusieurs radios. Un autre patient souffre des yeux, un autre a besoin de nouveaux médicaments, d’un certificat médical ouvrant la porte à un titre de séjour… Qui ne déboule pas dans ce cabinet ? Tantôt pour une infiltration, une dépression naissante, tantôt pour des problèmes dermatologiques. Le toutim ordinaire des consultations pour Jean-Pierre Geeraert, médecin généraliste.

Un point commun entre ces patients : tous migrants sans papiers. Sans être froid, le praticien n’est pas dans la compassion, mais remplit son serment -d’Hippocrate, passant de l’anglais à l’espagnol quand le français ne suffit pas à se faire comprendre, plaisantant à l’occasion, pestant quand manquent les feuilles d’ordonnance, cajolant un mouflet. Confronté aux blessures physiques et psychiques de patients qui s’efforcent de se construire une vie malgré le chaos alentour.

La réalisatrice Alice Diop laisse libre cours à la parole du médecin et des patients sans jamais sortir de cette Permanence, additionnant les plans fixes, exiguïté du cabinet oblige. Un cabinet parfois asphyxiant, devenant l’expression d’une impuissance filmée avec une économie de moyens.

Autre décor, autre enfermement : un jeu d’ombres et de lumières, des barreaux aux fenêtres, un atelier de mécanique avec ses pièces en acier dérouillant sous l’étau et les visseuses, une cour de promenade, de hauts murs gris surmontés de grillages, des coursives aux couleurs saturées, des écrans de surveillance crachant leur luminosité. C’est peu dire que l’intérieur d’une prison se prête à l’image, avec ses alternances -d’espaces et de volumes, ses éclairages divers, ses profondeurs de champ, ses modulations sonores.

Un cadre particulier que Marco Santarelli a choisi pour Dustur. Celui de la prison de Bologne, où détenus, médiateurs et prêtres animent un atelier d’écriture articulé autour de la Constitution italienne et de la tradition islamique. Soit l’occasion de penser une société idéale, avec ses droits, ses devoirs, où chacun y va de ses convictions, philosophiques, politiques, religieuses, où se mêlent dignité, éducation, justice et droits.

Film d’intérieur s’il en est, au sens large. Saigneurs, de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, ne l’est pas moins, filmant les entrailles d’un vaste abattoir à Vitré, en Bretagne. Un corps à corps, une lutte avec la matière, un travail à la chaîne sans merci. On dépèce à tour de bras et à grands coups de scie circulaire, on s’attelle à détailler au couteau, on rince les bacs.

À chacun son rôle, son poste, sur ses deux mètres carrés, arc-bouté sur la besogne. Découpeurs, estampilleurs, saigneurs, dépouilleurs. Aux ligatures, à la découpe des premières pattes, au bridage, au parfilage, à la préparation des têtes, à l’éviscération, à la coupe des cornes et des museaux. Devant les bêtes toujours suspendues à un croc, au-dessus d’une mare de sang cherchant la bonne pente, dans un bruit infernal de machines en transe, à peine quelques mots sont échangés. On évite de cogiter devant la chair morte.

Quand tombe la pause (trois minutes par heure de travail), les corps sont -exténués, pantins désarticulés. On songe à rentrer chez soi, alors, en restant -vigilant. Les troubles musculo–squelettiques et les coups de couteau maladroits ne sont pas rares, à vouloir aller trop vite, toujours dans le jus. Évidente pénibilité face caméra, que les réalisateurs livrent âprement, dans l’accumulation des mêmes gestes, la répétition d’une rotation devant la barbaque, sans rien ajouter aux maigres commentaires des employés.

Entre La Permanence, Dustur et Saigneurs, on pourrait parler de huis clos, voire d’enfermement. Ça n’en fait pas pour autant la -thématique de cette 38e édition du Cinéma du réel, festival du documentaire. Vivere, de Judith -Abitbol, en est un exemple. -Pendant huit années, la réalisatrice a filmé les visites de Paola à sa mère Ede, à Modigliana, en Émilie-Romagne, en Italie, portant en images un road-movie familial, dessinant la relation forte entre une mère et sa fille, assistant à la lente dégradation d’un corps touché par la maladie d’Alzheimer.

Calé sur la réalité, le festival suit son titre. Ni fioriture ni artifice, mais toujours un regard particulier, celui de l’auteur ; et un parti pris formel, esthétique, évident dans cette manifestation nationale et internationale, entre longs, moyens et courts-métrages. Compétition éclectique, exigeante (trop pour espérer une diffusion télé). Mais pas seulement. Le festival décline des pas de côté, des grappes de curiosités.

Deux exemples parmi d’autres : un focus sur l’œuvre du cinéaste autrichien Nikolaus Geyrhalter, avec notamment Homo sapiens, présenté en février au Festival de Berlin. Époustouflante fresque à travers le monde autour de ces lieux abandonnés dont on perçoit encore traces et stigmates et sur lesquels la nature reprend ses droits, avec ses bruissements d’averse, de tempête, de bourrasque et ses chants d’oiseau pour seul fond sonore.

Un choix formel radical, à rapprocher d’un autre : Il -Pianeta Azzurro, poème visuel sur la nature, le temps et l’homme, dans le renouvellement des saisons, des travaux et des jours, où chaque plan se veut tableau, de Franco Piavoli, réalisateur italien méconnu (né en 1933), influencé par Ivens et Bresson, mais possédant une grammaire cinématographique personnelle, virgilienne, déployée sans parole. Un film tourné en 1981, inscrit ici dans une rétrospective consacrée au documentariste. Pas le moindre des bijoux du festival.

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