Grenoble : Changer la ville malgré l’étau budgétaire

Deux ans après l’élection d’Éric Piolle à la mairie, l’alliance municipale entre EELV, le PG et les mouvements citoyens affronte des difficultés financières inédites qui fragilisent son ambition.

Patrick Piro  • 30 mars 2016 abonné·es
Grenoble : Changer la ville malgré l’étau budgétaire
© Photo : PHILIPPE DESMAZES/AFP

Certes, la nouvelle municipalité grenobloise, élue le 31 mars 2014, n’envisageait pas d’ouvrir le robinet à millions pour lancer sa « révolution urbaine ». Mais de là à se voir imposer une telle cure d’austérité… Juin 2014, l’écologiste Éric Piolle prend connaissance du legs du socialiste Michel Destot. « Douze millions d’augmentation des frais de personnel entre 2012 et 2013 ! », martèle Vincent Comparat, de l’Association pour la démocratie, l’écologie et la solidarité (Ades), membre de l’alliance victorieuse de 2014 avec EELV, le Parti de gauche (PG) et le Réseau citoyen [^1]. Deuxième coup de matraque, les 11 milliards d’euros de réduction de dotations aux collectivités du plan gouvernemental. Pour la ville, la perte atteint 38 millions d’euros sur trois ans et demi, « le tiers de sa capacité d’investissement réelle », souligne le militant.

Grenoble, très endettée par les investissements passés, supporte la fiscalité locale la plus élevée des grandes villes françaises – plus de 1 700 euros par personne et par an. « En quinze ans de mandats, je n’ai jamais connu situation plus tendue, témoigne Élisa Martin, première adjointe (PG) au Parcours éducatif et à la Tranquillité publique. Nous flirtons avec la mise sous tutelle par le préfet… » Le 25 novembre dernier, le maire décrète la fermeture des services municipaux pour alerter la population.

Grenoble veut bâtir la ville du futur

Deux ans après son élection, la municipalité livre un point d’étape. Quatre décennies après la piétonnisation du cœur de ville, puis le retour du tramway, elle annonce une « troisième révolution urbaine » en marche avec l’extension d’un centre-ville plus seulement dédié à la voiture et à la consommation, mais partagé avec l’ensemble des citoyens. L’école est prioritaire, avec un plan de rattrapage de 66 millions d’euros jusqu’en 2021. L’habitat neuf devra atteindre 40 % de logements sociaux, et des performances thermiques plus élevées que la norme légale. En lien avec la Métropole, les tarifs des transports en commun baissent, le vélo se développe, un transport par câble est programmé, et 12 millions d’euros sont prévus pour améliorer l’accessibilité. Les outils de la démocratie participative s’installent, 166 nouveaux panneaux d’expression libre (non commerciaux) ont été posés. La moitié des aliments servis en restauration collective sont bio. La convivialité n’est pas en reste, avec la création du parc Flaubert et de la Fête des tuiles.

Depuis deux ans, la municipalité rythme son action par la traque des coûts. Le train de vie de l’hôtel de ville a fondu, le football et le rugby se partagent le stade des Alpes, la ville a repris la gestion du Palais des sports, etc. Bilan : 6 millions d’euros d’économie en 2015. « Mais c’était le plus évident… On va désormais attaquer l’os », redoute Vincent Comparat. Dépenses de personnel bloquées, subventions associatives rabotées, investissements millimétrés : les dents grincent déjà. « Des coupes budgétaires à la hache, dénonce le socialiste Jérôme Safar, qui postulait à la succession de Michel Destot. On ne voit pas leur projet… »

Le monde de la culture s’est vite ému, dans une ville fière de son rayonnement artistique. L’Orchestre des musiciens du Louvre-Grenoble perd sa subvention de 450 000 euros. « Mais cela nous a valu des félicitations, quand on a su qu’il avait 600 000 euros de trésor de guerre », souligne un observateur. En revanche, ça ne passe pas quand Le Tricycle, association au succès salué, perd la gestion de deux petites salles. Idem avec l’abandon de La Chaufferie, quartier Léon-Jouhaux. « Même si je suis emballée par les projets pour la jeunesse prévus en remplacement, je suis en colère car c’était notre seul équipement culturel, un vrai vecteur pour le vivre-ensemble, appuie Jouda Bardi, présidente de l’association de quartier. On a vu des élus rétifs à toute discussion alors que des habitants étaient prêts à s’impliquer pour relancer La Chaufferie. »

L’absence de réelle concertation, grief réitéré et « inattendu », regrette Jean Caune, ancien metteur en scène et cofondateur du Forum des Lucioles, foyer de contestation. « La promesse d’une co-construction de la politique culturelle avec les artistes n’a pas été tenue. » Trois réunions à peine, pour une restitution finale pondue par l’hôtel de ville. Déçue aussi, Lætitia Boulle, quinze ans d’intermittence du spectacle et, comme Jean Caune, ex-membre (non éligible) de la liste Piolle en 2014. Elle n’a pourtant pas signé les charges les plus virulentes. « Je préfère croire à des maladresses, la rupture n’est pas consommée, confie-t-elle. Et je suis choquée par le déferlement de critiques, plus désinhibées et indignes que jamais, envers l’équipe en place. » À la municipalité, on attribue les froissements du monde culturel à la brutalité des décisions budgétaires plus qu’à de vraies divergences de fond. « Nous allons reprendre langue », assure Éric Piolle.

Les commerçants du centre-ville se sont aussi sentis floués en apprenant que le maire envisageait de fermer le boulevard Agutte-Sembat à la circulation automobile. Retrait des Assises du commerce, collage d’affichettes « Chronique d’une mort annoncée » sur des dizaines de vitrines, appel à une ville « sûre, accessible, propre et attractive »… La fronde semble cependant se calmer, alors que l’hiver doux a favorisé le commerce. « Début mars, nous avons demandé à nos adhérents le retrait des affichettes, indique Jean Vaylet, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Grenoble. Nous ne sommes pas contre la piétonnisation, mais nous attendons des réponses concrètes à nos préoccupations. »

Sur le terrain, si la municipalité n’a encore que peu capitalisé, on repère cependant la trace d’une méthode. « Nous sentons une envie des Grenoblois de faire avec nous, affirme Élisa Martin, nous voulons favoriser l’initiative citoyenne. »

Hosni Ben Redjeb, militant PS de La Villeneuve, quartier « village » de 15 000 habitants emblématique du sud de la ville, se plaint, certes, de « l’absence des élus sur le terrain et de la difficulté de la concertation ». Mais il n’était pas présent le soir précédent pour constater la participation de Christine Garnier et de Catherine Rakoze, conseillères municipales, à l’Atelier populaire d’urbanisme, lancé en 2012 par les habitants pour défendre leurs idées sur la rénovation du quartier, construit il y a plus de quarante ans et aujourd’hui « en difficulté ». En 2013, passant outre l’opposition locale, la ville abat notamment une portion de la galerie de l’Arlequin. L’épisode expliquerait le score inespéré de la liste Piolle à La Villeneuve. « Alors petit tollé, quand ce dernier affirme, fin 2014, qu’on ne peut pas contrecarrer les opérations en cours », raconte un militant du quartier. La municipalité s’est certes en partie rattrapée sur le volet suivant de la rénovation, mais La Villeneuve ne compte pas lui signer de chèque en blanc. « Il y a un bouillonnement permanent ici », prévient David Bodinier, l’un des animateurs de l’Atelier populaire d’urbanisme.

Des habitants réactifs également dans la rue populaire de l’Alma. « La ville n’a pas de parole ! », lance Laïd Ben Abdelaziz – « 45 ans dans le même appartement » –, à Antoine Back, l’élu en charge de ce secteur proche du centre. Motif : une plate-bande que les habitants ont demandé à cultiver attend toujours sa terre. Sur une portion voisine, une dizaine de fruitiers et de plantes aromatiques ont pourtant été installés l’année précédente par la ville, comme sur une dizaine de placettes du quartier. Plus loin, des petits projets culturels participatifs appuyés par la ville ont abouti, comme l’éclairage public rue Saint-Laurent ou la décoration de potelets rue Chenoise. Quartier Léon-Jouhaux, Jouda Bardi salue la « forte volonté politique » qui a permis d’instituer les conseils citoyens indépendants [^2], d’imposer la circulation à 30 km/h en ville, ou la non-reconduction du contrat d’affichage publicitaire « JCDecaux », privant la ville de 350 000 euros de revenus annuels. « Les gens critiquent, parce que la ville est endettée. Mais la pub est partout. Utiliser son pouvoir pour agir sur les modes de consommation et reconquérir l’espace public, ça mérite bien de faire des choix budgétaires. »

Il y a un mois, la municipalité présentait son dispositif d’interpellation citoyenne : toute initiative signée par plus de 2 000 Grenoblois sera présentée au conseil municipal. Les initiatives rejetées seront soumises à une votation en octobre prochain, et adoptées si elles recueillent au moins 20 000 voix [^3]. « Je place de grands espoirs sur ce type de levier », confie Claus Habfast, qu’il estime plus stimulant pour l’engagement citoyen que les conseils citoyens indépendants ou le budget participatif (800 000 euros attribués l’an dernier).

Citoyen « indépendant », élu sur la liste Piolle, il salue la cohésion préservée de la majorité (42 élus, 70 % du conseil municipal). « Nous formons une vraie équipe, c’était pour moi un enjeu capital. » L’alliance politique tient le coup, à écouter Alain Dontaine, principal animateur du Parti de gauche à Grenoble, qui rencontre régulièrement les élus. « Les débats n’ont pas manqué, mais ils ont traversé les quatre composantes de la majorité sans provoquer de repli. » Il identifie le piège d’une action municipale prise dans l’étau budgétaire, portée de plus par des partis qui fustigent les politiques d’austérité. « Nous n’avons pas élu cette équipe pour nous féliciter de ses efforts gestionnaires. » Aussi Alain Dontaine veut-il ranimer dès le printemps la dynamique citoyenne qui a présidé à la victoire de 2014. « Le plus beau succès de notre rassemblement : un café citoyen organisé il y a un an et demi sur les monnaies complémentaires. » À l’initiative de participants, il a donné naissance à une association d’une centaine de personnes qui travaillent au lancement prochain du Cairn, monnaie locale citoyenne de l’agglomération grenobloise.

[^1] 40 % des voix, devant les listes PS-PC (27,4 %), droite (24 %) et FN (8,5 %).

[^2] Distincts des « conseils citoyens » imposés par la loi pour les quartiers « prioritaires ».

[^3] L’équivalent du nombre de voix qui a donné la victoire à la liste Piolle au second tour en 2014.

Écologie
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