Peut-on critiquer Kamel Daoud ?

Dix-neuf intellectuels font l’objet d’attaques violentes après avoir répondu à l’écrivain algérien, auteur d’un texte sur le « rapport malade » des immigrés musulmans aux femmes.

Olivier Doubre  • 9 mars 2016 abonnés
Peut-on critiquer Kamel Daoud ?
© Photo : BERTRAND LANGLOIS/AFP

«Une bande de nervis sociologiques », des « intellectuels de gauche (ou soi-disant tels) occidentaux qui veulent le bien des peuples opprimés, qui désignent leurs ennemis à leur place, qui savent ce qui est bon ou mauvais pour eux, et [chez qui] l’esprit colonial a muté, comme un virus » (Philippe Lançon, Charlie Hebdo, 2 mars).

Une « clique d’historiens, d’anthro-pologues et de sociologues, dont on ne sache pas que tous aient le même vécu et les mêmes origines, […] que leur confort protège, au sens physique du terme, […] montent leur procès en sorcellerie » et « incarnent cette gauche différentialiste qui veut tuer le débat intellectuel ». Des « nouveaux staliniens » qui, « avec une bonne dose de prétention »,n’ont pas peur « d’exciper de [leurs] titres universitaires pour désigner à la vindicte potentielle des islamistes radicaux un homme qui vit sur l’autre rive de la Méditerranée, et non dans les confortables cénacles parisiens » (Jean-Yves Camus, Charlie Hebdo, 2 mars).

« Allié[e] des islamistes sous couvert de philosopher », « il existe en France une élite de gauche qui prétend fixer les critères de la bonne analyse », quand elle n’en vient pas « à défendre les niqabs et les prières de rue », alors qu’elle « sirote tranquillement son café à Paris » (Fawzia Zouari, romancière franco-tunisienne – qui vit à Paris depuis des décennies –, Libération, 29 février).

une presse à sens unique

De Brice Couturier sur France Culture aux chroniqueurs de l’émission de Nicolas Demorand « Un jour dans le monde » sur France Inter ; des laïcards de Marianne à Charlie Hebdo, Jeune Afrique, Le Point, Le Figaro (par Natacha Polony ou Chantal Delsol), jusqu’à Jean Daniel dans L’Obs, la quasi-totalité des médias français se sont illustrés par des prises de position toutes en faveur de Kamel Daoud. Et des attaques d’une grande violence contre les dix-neuf chercheurs en sciences sociales qui lui ont répondu, qualifiés de « staliniens », de « lanceurs de fatwa » ou d’agents du « parti musulman »… Si Le Monde a publié leur tribune, il a malgré tout suivi le mouvement, comme en témoigne l’article de Michel Guérin (26 février), qui n’a pas hésité à donner la parole au démographe Hugues Lagrange, dont les travaux ont souvent été pointés pour leurs analyses controversées sur les immigrés. Une presse à l’unisson, en somme.

Même Manuel Valls s’est fendu d’un texte sur Facebook (2 mars), intitulé « Soutenons Kamel Daoud » : « Les attaques, la hargne inouïe dont Kamel Daoud fait l’objet depuis quelques jours ne peuvent que nous interpeller, nous indigner. Certains universitaires, sociologues, historiens l’accusent dans une tribune – plutôt un réquisitoire – d’alimenter, au sein de notre société, de prétendus fantasmes contre les musulmans. Au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat. »

Qu’est-ce qui a pu provoquer ces attaques d’une telle violence ? Qu’ont donc écrit ces « obscurs intellectuels » (France Inter) de si scandaleux pour mériter un tel traitement ? Revenons à la genèse de cette polémique.

Prix Goncourt du premier roman en 2015 pour Meursault, contre-enquête, où il met en scène de façon imaginaire le frère de l’Arabe anonyme tué par Meursault, le héros d’Albert Camus dans L’Étranger, Kamel Daoud est un journaliste algérien qui, dans ses chroniques au Quotidien d’Oran, a dénoncé des années durant – non sans courage – à la fois la terreur islamiste, la corruption et la tyrannie du pouvoir algérien. Un courage qui lui vaudra d’être surveillé par le régime, mais aussi menacé par les intégristes, notamment en 2014, lorsqu’un imam salafiste lance, par une fatwa, un appel au meurtre à son encontre. Le succès de son premier roman, vite traduit en de nombreuses langues, lui vaut éloges et récompenses à l’étranger, ce qui lui ouvre les colonnes des grands journaux occidentaux. Or, la nuit de la Saint-Sylvestre, à Cologne, surviennent dans la foule en fête des centaines d’agressions sexuelles à l’encontre de femmes allemandes, dont les témoignages s’accordent à dire que les agresseurs seraient pour la plupart de jeunes Maghrébins.

Kamel Daoud livre alors dans La Repubblica (sans beaucoup de réactions en Italie) puis dans Le Monde, le 31 janvier (avant le New York Times), une analyse de ces faits qui, selon lui, seraient la conséquence de la frustration sexuelle des immigrés provenant de pays arabo-musulmans, de ce « monde d’Allah » dont « le sexe est la plus grande misère ». Ces hommes seraient ainsi porteurs d’une « culture » qui, en bloc, nierait la dignité et le respect des femmes. La nuit du 31 décembre à Cologne ayant été un « lieu de fantasmes » soudain non retenus, où « l’Occident est vu à travers le corps de la femme, [où] la liberté de la femme est vue à travers la catégorie religieuse de la licence ou de la “vertu” ».

Se succèdent alors jugements englobants et catégories essentialisées : « Le monde d’Allah » face à un Occident « lieu de liberté et de modernité ». Accueilli en Europe, « le réfugié ou l’immigré sauvera son corps mais ne va pas négocier sa culture avec autant de facilité ». Surtout, Kamel Daoud n’hésite pas à parler d’une vraie pathologie des « âmes » arabes ou de culture musulmane. « L’Autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo–musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L’accueillir n’est pas le guérir. » Et l’écrivain algérien d’appeler à soigner ces esprits malins…

Dix-neuf intellectuels lui répondent alors par un texte collectif dans Le Monde du 11 février. Comme il est d’usage dans le débat démocratique, en s’appuyant sur leurs recherches pluri-disciplinaires en sciences sociales. Ces historiens, anthropologues ou sociologues sont tous des spécialistes du monde arabo-musulman, chercheurs ou enseignants des plus prestigieuses universités du monde [^1].

Tous pointent la « série de lieux communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans » alignés par Kamel Daoud. En particulier, le fait qu’il « recycle les clichés orientalistes les plus éculés, de l’islam religion de mort, cher à Ernest Renan, à la psychologie des foules arabes de Gustave Le Bon ». Et d’ajouter : « Loin d’ouvrir sur le débat apaisé et approfondi que requiert la gravité des faits, l’argumentation de Daoud ne fait qu’alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen.[…] Daoud réduit dans son texte un espace regroupant plus d’un milliard d’habitants et s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à une entité homogène. »

Jamais en tout cas, comme on les en accusera à maintes reprises, les auteurs de ce texte n’ont exigé de Daoud qu’il se taise, celui-ci ayant déclaré « arrêter le journalisme » quelque temps après. À l’instar de Pascal -Bruckner dans Le Monde (2 mars), qui qualifie leurs positions de « fatwas de l’intelligentsia », évidemment alliées des salafistes. La violence contre eux redouble, alors que les attaques dont ils sont la cible trahissent souvent une non-lecture même de leur tribune, avec des « arguments » qui tendent à empêcher le débat. Ainsi, Fawzia Zouari affirme : « Oui, il y a une psychologie de la foule arabe ; oui, les femmes sont perçues chez nous comme des corps à cacher », et ces dix-neuf intellectuels voudraient « qu’on se sente coupable d’aimer dans l’Occident l’espace de liberté et d’émancipation qui nous fait défaut ». Qui est ce « nous » ? Elle ne daigne pas préciser.

Contactés par Politis, certains des auteurs de la tribune ont préféré décliner notre invitation à revenir sur cette polémique, non par lâcheté, mais par besoin de « souffler un peu, tant les messages d’insultes, voire de menaces, ont été nombreux ». D’autres ont cependant tenu à préciser leur démarche, alors que la presse, dans une (quasi) unanimité, les voue aux gémonies depuis des semaines (voir encadré).

« Notre initiative est née d’un profond malaise scientifique et politique, pour ne pas dire épistémologique, en lisant ces clichés que nous déconstruisons dans notre travail depuis des décennies », explique ainsi Sonia Dayan-Herzbrun, professeur émérite de l’université Paris VII, spécialiste des rapports de genre dans le Machrek et le Maghreb. « Nous avons simplement alerté sur la nécessité de tenir compte des aspects politiques, sociaux et historiques multiples que nous étudions chacun dans nos domaines respectifs. Chaque pays, chaque région, chaque culture a ses codes propres, ses conventions sociales, avec ses rapports de force et ses luttes : c’est notre travail de dire qu’il n’existe pas de hiérarchie entre ces codes et les nôtres. C’est ce qu’on apprend aux étudiants de première année. »

Quant à la question du sexisme, « personne ne l’élude, poursuit la chercheuse, mais la situation des femmes est différente selon les pays, et même selon les régions dans chaque pays, entre villes et campagnes par exemple. Les violences sont plutôt plus fortes en Égypte, la scolarisation des filles est moindre au Maroc, alors qu’à Tunis il y a beaucoup de femmes dans les universités, avec une nouvelle génération qui arrive en masse, surtout depuis la chute de Ben Ali. N’oublions pas que les régimes autoritaires se sont toujours beaucoup appuyés sur le patriarcat. Il y a des lieux où les droits des femmes progressent, d’autres où ils régressent. Comme en Occident, d’ailleurs ! »

En outre, les thèses de Kamel Daoud ont rappelé à Sonia Dayan-Herzbrun « ce qu’écrivait déjà, dans les années 1970, le grand écrivain américano-palestinien Edward Saïd ; dans L’Orientalisme, il a étudié la construction des stéréotypes occidentaux sur cet Orient fantasmé qui ont largement servi à justifier et à installer la colonisation : les femmes blanches, proie potentielle de ces barbares, qu’il faut protéger, et les femmes “orientales”, qu’il s’agit d’aller sauver ».

Mais les signataires de la réponse à Kamel Daoud ne cessent de s’étonner de l’ampleur et de la violence des réactions. « De quoi cette polémique est-elle le nom ? Pourquoi a-t-elle pris cette importance, jusqu’à voir Manuel Valls s’y impliquer ?, s’interroge Sonia Dayan–Herzbrun. Je crois qu’elle fait une sorte de synthèse caricaturale du discours islamophobe, qui est devenu quasiment une doxa pour certains. Et, avec les prises de position de Kamel Daoud distinguant un “eux” et un “nous”, certains, islamophobes, d’extrême droite ou autres, peuvent s’autoriser de la parole de quelqu’un qui vient de l’autre côté de la Méditerranée. »

Avec sans doute une spécificité française, ancienne puissance coloniale. Pour Laleh Khalili, anthropologue spécialiste du Moyen-Orient à l’université de Londres, « l’une des caractéristiques majeures de cette polémique est qu’elle s’est développée dans la presse française et américaine, c’est-à-dire auprès d’un public déjà fortement marqué par des préjugés contre les musulmans, ici confortés par un “informateur autochtone” ». Comme les dix-neuf chercheurs l’écrivaient dans leur tribune : « Pegida [mouvement d’extrême droite allemand, NDLR] n’en demandait pas tant ! »

[^1] Voir la liste au bas de leur texte : « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés », lemonde.fr, 11 février 2016.

Idées
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