Turquie : « Une politique de la terre brûlée »

L’économiste et politologue Ahmet Insel analyse l’attitude à haut risque du président Recep Tayyip Erdogan.

Denis Sieffert  et  Léa Esmery  • 16 mars 2016 abonné·es
Turquie : « Une politique de la terre brûlée »
© **Ahmet Insel** Professeur à l’université de Galatasaray, maître de conférences à Paris-I, auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte). Photo : Turkish Presidency/Murat Cetinmu/ANADOLU AGENCY/AFP

La politique du gouvernement turc sur la question kurde s’est profondément durcie depuis le printemps 2015, en raison d’une opinion majoritaire conservatrice qu’Erdogan veut continuer à séduire. Mais aussi parce que la création d’une entité kurde en Syrie renforce le parti séparatiste kurde (PKK). Selon Ahmet Insel, la politique autoritariste du président turc est indissociable de sa volonté permanente d’attiser les tensions au sein de la société turque.

Ankara a été le théâtre, dimanche 13 mars, d’un nouvel attentat meurtrier. Il y a beaucoup de pistes possibles, c’est un peu la caractéristique de la situation actuelle. Qu’en pensez-vous ?

Ahmet Insel Nous n’avons pas de certitudes, même si le gouvernement affirme avoir -identifié une femme qui serait l’un des auteurs de l’attentat et qui serait issue d’un mouvement séparatiste kurde. Mais trois pistes existent : Daech ; la piste kurde, proche du PKK ou du TAK [les Faucons de la liberté du Kurdistan, NDLR] ; et celle d’une ultra-gauche révolutionnaire. Rappelons que l’attentat du mois de juillet dernier et celui du mois d’octobre, à Ankara, le plus meurtrier de tous [103 morts et plus de 500 blessés, NDLR], lors d’une manifestation pour la paix, avaient été attribués à Daech. Alors que l’attentat du 17 février, qui avait visé un car du ministère de la Défense transportant des officiers, avait été revendiqué par le TAK, affilié au PKK. Nous avons en Turquie un terreau hélas très fertile pour une violence aveugle, avec une série de problèmes sociaux graves dont la non-résolution aggrave la violence.

À ces facteurs, il faut en ajouter un autre : une politique publique qui, depuis l’été dernier, est celle de la terre brûlée, surtout sur la question kurde. L’option qui a été choisie par le Président est de mater définitivement toute résistance kurde et de criminaliser le parti légal, le Parti démocratique des peuples (HDP), émanation du PKK, lequel a obtenu 13 % des voix aux dernières élections de juin et de novembre. Cette option d’Erdogan visait à récupérer en novembre les sièges perdus aux élections de juin. Ce qu’il a réussi.

Mais cette option résulte d’un tournant qui semble avoir été opéré au cours de l’été 2015. Pourquoi ce soudain changement de pied d’Erdogan alors que des pourparlers de paix étaient en cours ?

Les affrontements avec le PKK ont certes repris fin juillet. Mais le tournant a été bien antérieur, dès mars 2015. Fin février, nous étions pourtant arrivés, après des pourparlers, à une sorte de protocole d’accord entre trois députés du HDP et un représentant du parti au pouvoir. Les deux parties sont allées jusqu’à lire une déclaration simultanée. Cependant, deux semaines plus tard, Erdogan a déclaré qu’il n’était pas d’accord et il a arrêté définitivement les négociations. Pour lui, tout est commandé par les sondages. Il a compris qu’il allait perdre des voix au profit de l’extrême droite. Ce qui s’est confirmé aux élections de juin. Une majorité de l’opinion a toujours du mal à accepter la résolution du problème kurde.

La crise syrienne n’a-t-elle pas lourdement pesé également sur la décision d’Erdogan de revenir à la répression ?

Bien sûr. Au-delà d’Erdogan, les Turcs ont vu apparaître des cantons kurdes en Syrie. Rappelons que nous avons 910 kilomètres de frontière avec la Syrie, et que le Parti de l’Union démocratique (PYD) est l’émanation syrienne du PKK. Double menace donc pour l’État turc : la création d’une entité kurde qui se crée en Syrie après celle qui existe en Irak. Pour la Turquie, qui compte la plus forte population kurde, c’est le danger absolu.

Au début des années 1990, au moment de la première guerre du Golfe, la Turquie avait déjà affirmé que l’autonomie des Kurdes d’Irak constituait une ligne rouge à ne pas franchir. Elle a ensuite accepté cette situation de fait parce que Massoud Barzani [le principal leader kurde irakien, NDLR] est un conservateur musulman et qu’il est en phase avec l’AKP, le parti d’Erdogan. Mais, en Syrie, ce n’est ni Barzani ni les conservateurs musulmans, mais le PKK ou les modernistes. D’ailleurs, depuis l’attentat du 13 mars, le gouvernement peut désormais dire que les actions terroristes du PKK en Turquie n’ont plus comme base arrière Kandil, en Irak, mais le Rojava, en Syrie. Le problème kurde peut conduire la Turquie dans un engrenage redoutable.

La Turquie a été accusée de complaisance avec Daech. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que la Turquie est coupable d’avoir soutenu aveuglément les organisations jihadistes de manière générale. Nous ne savons pas si elle a vraiment soutenu Daech en tant que tel. Mais le problème est qu’en Syrie il y a une énorme fluidité entre les organisations, et la Turquie soutient d’autres organisations comme Al-Nosra ou Ahrar al-Sham. Sous couvert de soutien à l’opposition modérée syrienne, la Turquie s’est engagée à l’aveugle du côté des organisations jihadistes.

Je crois que, -malheureusement, les pays occidentaux, y compris la France, ont aussi fait une mauvaise lecture des rapports de force internes. On sait qu’il y a énormément de combattants étrangers du côté de Daech en Syrie. Même s’ils ne sont pas tous entrés par la Turquie, celle-ci est responsable d’avoir laissé ses frontières terriblement perméables. Dans le même temps, on peut dire que cela a permis aux réfugiés d’entrer dans le pays, ce qu’il fallait faire. On dit que la Turquie a été permissive, mais on n’aurait probablement pas accepté qu’il y ait des centaines de milliers de réfugiés bloqués derrière les barbelés. Cela dit, certains camps de migrants ont aussi été utilisés comme base arrière pour ces jihadistes, de même que certaines villes frontalières de Turquie.

Comment perçoit-on en Turquie l’accord avec l’Union européenne sur les réfugiés ?

Il y a deux millions et demi de Syriens en -Turquie, la demande de compensation financière du gouvernement est donc considérée comme nécessaire. Au fond, l’opinion publique considère cela comme équitable. Mais l’Union européenne manie la carotte en promettant de supprimer les visas pour les ressortissants turcs dès 2017. Or, il est probable que la France, par exemple, le refusera à la veille de l’élection présidentielle, et ce même si la Turquie remplit l’ensemble des conditions. Ce sera encore une promesse que les Européens n’arriveront pas à tenir. Ce qui risque de détruire encore plus la crédibilité européenne.

Mais il faut dire qu’aujourd’hui le fait d’accueillir les réfugiés en Turquie ne pose pas encore de problème, y compris pour l’opposition. Je ne dis pas que cette situation durera éternellement, mais, ce qui est vraiment insupportable pour l’opinion turque, c’est que des pays comme la Slovaquie ou la Pologne n’acceptent, eux, aucun réfugié. Tout le monde est conscient que, si ces pays ne veulent pas accueillir de réfugiés, c’est parce qu’il s’agit d’Arabes et de musulmans. Et l’image d’une Europe égoïste, mais aussi chrétienne et islamophobe, crée en Turquie un ressentiment très fort.

Cette tension intérieure et extérieure a conduit Erdogan à s’en prendre violemment aux libertés en mettant la main sur des journaux comme Zaman. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

Depuis l’arrêt du processus d’adhésion à l’Europe, en 2007-2008, la Turquie piétine en matière de démocratisation. Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, a compris que le maintien de sa majorité électorale était lié à la permanence d’une tension polarisante au sein de la Turquie. Ces tensions entre Turcs et Kurdes, entre sunnites et alévites, entre conservateurs et modernistes, sont utilisées par Erdogan pour jouer la carte du « eux ou nous ». Et, sur l’ensemble de ces failles sociales majeures, Erdogan se situe toujours du côté de la majorité sociologique. Il n’est pas le président qui joue l’apaisement, il est le président qui attise en permanence la polarisation.

Quant à la communauté Güllen, proche du journal Zaman (voir encadré), elle était en alliance étroite avec l’AKP jusqu’en 2012. Par le biais des procureurs et des policiers affiliés au réseau gülléniste, elle a mené une épuration au sein de l’armée, de la bureaucratie et des universités par des moyens extra-judiciaires ou des voies de juridiction d’exception. Utilisant pour la première fois le motif de « terrorisme » pour qualifier toute forme d’opposition. Les procès ont dégénéré en épuration à la mode stalinienne. Mais, quand les güllénistes ont commencé à attaquer directement Erdogan et son entourage pour pouvoir le renverser, celui-ci s’est défendu. Nous assistons donc à une lutte intestine au sein du monde conservateur musulman entre les güllénistes et Erdogan, lequel considère qu’ils sont devenus trop dangereux pour le pouvoir. On ne peut même plus parler de dérive autoritaire, on est en plein autoritarisme. Et si cela continue, nous pourrions aller vers une sorte de néofascisme du XXIe siècle.

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