Enquête sur le système Free
Fichage de salariés, licenciements montés de toutes pièces, répression syndicale, management brutal… Politis publie des preuves et des témoignages exclusifs.
dans l’hebdo N° 1404 Acheter ce numéro

Nous sommes au tournant des années 2010. Xavier Niel, le fondateur de Free, vient d’obtenir une licence pour se lancer dans la téléphonie mobile, et il compte bien dynamiter le secteur, comme il a bouleversé celui de l’Internet haut débit en 2002.
Pour préparer le grand saut, son groupe, Iliad, a racheté en août 2008 la marque Alice, appartenant à Telecom Italia, qui dispose de 1 400 salariés répartis sur une structure -parisienne et deux centres d’appels à Marseille et à Bordeaux. Malgré le licenciement officiel de 315 personnes, principalement parisiennes, lors de la fusion avec Iliad, le groupe veut poursuivre en toute discrétion le nettoyage dans son centre marseillais. « Xavier Niel et Cyril Poidatz [président du groupe] m’ont exprimé leur crainte des syndicats marseillais, certes actifs mais constructifs, raconte -Giorgio Mariani, ancien responsable des ressources humaines (RH) du site marseillais. Ils avaient peur que le “syndicalisme marseillais” puisse se propager au sein du groupe Iliad. Malgré mes explications à la direction, ils m’ont demandé de fermer le site de Marseille. J’ai dit non ; fermer le site était, pour moi, amoral. »
Pour s’éviter les contraintes légales et financières qui accompagnent les « plans sociaux », l’entreprise va maquiller des licenciements. Un plan secret est lancé en interne dès 2009. Il est baptisé « Marco Polo ». « Ils ont dépouillé le site : tous les cadres ont été dézingués », s’insurge une avocate marseillaise rodée aux dossiers Free.
Selon un listing que Politis publie en exclusivité, 45 salariés sont fichés par les ressources humaines et progressivement poussés vers la sortie. Il s’agit d’un tableau nominatif récapitulant la situation de chacun, mis à jour régulièrement par les RH. On peut y lire des notifications pour chaque salarié, telles : « semble usé, à creuser conjointement avec RH » ou même « mariée, 50 ans, 3 enfants. Risque CPH [cour des prud’hommes] fort et très onéreux à voir pour transac. »… Les 45 noms sont classés en six catégories correspondant à la méthode envisagée pour les faire disparaître : « clause mobilité », « dossier à construire pour faute », « à négocier départ », etc.
« C’était une sorte de pense-bête, listant les salariés qu’ils voulaient voir partir », temporise Patrick, un ancien haut dirigeant d’Iliad, qui a requis l’anonymat comme la quasi-totalité des témoins que nous avons interrogés.
Ce plan est illégal, et les DRH agissent en connaissance de cause, comme le prouve un échange de mails que Politis s’est procuré. « Les risques de requalification en PSE [plan de sauvegarde de l’emploi, NDLR] sont très élevés (100 % de “chances”), effectivement nous ne remplaçons AUCUN DÉPART alors même que les effectifs fondent ! », écrit Giorgio Mariani à sa direction le 18 février 2010.
Pour éviter une condamnation, les dirigeants s’entendent donc pour limiter le nombre de « ruptures conventionnelles ». Car le procédé présente, selon les correspondances privées, un « vrai risque » : « Si l’Inspection du travail voit arriver plusieurs ruptures conventionnelles, cela va forcément les faire réagir », s’inquiète la direction des ressources humaines du groupe, avec en copie Angélique Gérard, directrice de la « relation abonnés ». « Nous avions clairement énoncé notre politique de ne pas procéder à des ruptures conventionnelles […] pour ne pas créer de doutes sur l’hypothèse d’un plan social économique déguisé », renchérit la DRH. « Les licenciements doivent correspondre à des abandons de poste » et « s’appuyer sur la réalité d’un licenciement pour faute ».
Les fautes attribuées aux salariés sont injustifiées : « Le motif “insuffisance professionnelle” n’est caractérisé dans AUCUN CAS. […] On peut les licencier pour faute, mais il faudra me dire comment, parce que moi, je ne sais pas », s’énerve le RH devant la pression que lui met sa direction.
Dans le meilleur des cas, les DRH parviennent à négocier un départ du salarié en échange d’une somme d’argent, dont le montant est âprement négocié. Les parties s’entendent alors pour mettre en scène un licenciement pour faute. « [Mme X] me demande quand doit-elle abandonner son poste », s’enquiert le DRH auprès de sa direction. « Les salariés nous feront une attestation nous signifiant qu’ils sont les initiateurs de la demande », écrit encore Giorgio Mariani le 15 février 2010.
Lorsque cela n’est pas possible, diverses techniques de harcèlement peuvent alors être mises en œuvre : détérioration des conditions de travail, isolement physique et moral, demandes floues et répétées suivies de reproches, jeu sur la mobilité… Une pression quotidienne sur des salariés qui se retrouvent dos au mur. « C’est la stratégie du bruissement : celle qui consiste à mettre la pression et à attendre que les gens baissent les bras », décrit Patrick, qui l’a lui-même utilisée. « On a imposé aux cadres une clause de mobilité et inventé des fautes pour les autres », se souvient Giorgio Mariani.
« Ils nous faisaient déplacer le dimanche sans nous payer, nous ont fait monter à Paris pour une demi-heure de formation : c’était ridicule ! », se souvient un ancien cadre marseillais, qui a fini par négocier un départ.
« Ils opèrent la technique de l’élastique : ils te bombardent de demandes, de questions, te mettent la pression, et après ils disparaissent et ils refont ça jusqu’à ce que tu craques », se souvient Frédéric, lui aussi victime du plan Marco Polo et qui l’apprend au moment où nous l’interrogeons. Dans le listing du plan Marco Polo, en face de son nom, la mention : « dossier vide à construire ». Pour ce faire, le salarié va subir « plusieurs changements de bureau (entre 2 et 4) pour finir […] à côté de la “salle de cantine” […] _, séparé du reste de son service »_, peut-on lire dans le jugement du conseil des prud’hommes de Marseille datant de septembre 2015. Sa direction le submerge d’« instructions ou missions contradictoires […], telle la mise en place d’une charte qualité » ensuite contredite par des consignes contraires.
Dès lors que Frédéric se plaint, son responsable lui écrit qu’il décèle chez lui « une forme de paranoïa ». Au bout de quelques mois, le salarié craque et tombe en dépression peu avant d’être licencié pour insuffisance professionnelle. Selon plusieurs témoignages en sa faveur, l’attitude de la direction envers lui a changé à partir du jour où il a tenté de se présenter au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), en janvier 2010. Il finira par obtenir gain de cause devant la justice.
Mieux vaut harceler que respecter la loi« On a construit une machine à broyer, déplore aujourd’hui Giorgio Mariani, conscient de sa part de responsabilité. Un jour, j’ai dû renvoyer une ingénieure qui n’avait rien à se reprocher. On l’a jetée avec une misère : on l’a broyée psychologiquement. Ce jour-là, je me suis senti sale. C’était trop pour moi, j’ai dit stop, j’ai appelé la CFDT et j’ai vendu la mèche sur le plan Marco Polo… » Du côté de la CFDT, Christophe Scaglia se souvient d’avoir « évoqué le fichier au cours d’un comité d’entreprise. La direction a nié catégoriquement l’existence de ce fichier ». L’affaire ne va pas plus loin.
Quelques semaines après un arrêt maladie, Giorgio Mariani se présente au travail : « Mon badge ne passait plus », raconte-t-il. Il venait d’être
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