Le mari, la femme et l’argent

Avec Les affaires sont les affaires, Claudia Stavisky transpose brillamment les bourgeois de Mirbeau au XXIe siècle.

Gilles Costaz  • 11 mai 2016 abonné·es
Le mari, la femme et l’argent
© Simon Gosselin

Au théâtre, les pamphlets d’hier servent souvent de machines de guerre camouflées derrière leur rassurante image patrimoniale. Si, au théâtre des Célestins, à Lyon, puis en tournée, Claudia Stavisky a choisi de monter Les affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau, ce n’est sans doute pas pour nous rappeler qu’il y avait des affairistes peu scrupuleux au temps où l’auteur faisait jouer sa pièce, c’est-à-dire en 1903. C’est plutôt pour nous dire que les truands du business n’ont pas quitté la scène et que les appétits financiers continuent de se mêler aux ambitions politiques.

D’ailleurs, Claudia Stavisky a transposé l’action aujourd’hui : les costumes sont ceux de notre bourgeoisie guindée (mais dont les filles se promènent en short et en tee-shirt moulant), et les protagonistes ont parfois recours à nos objets électroniques, comme cet immense écran plat où le -personnage -principal a filmé une partie de sa fortune. C’est, à notre connaissance, une première : la pièce a toujours été jouée dans son jus 1900. Elle bascule au temps des Tapie et des Balkany.

Au centre de la satire, Isidore Lechat est un redoutable magouilleur qui se présente à la députation, amasse sans foi ni loi et possède un journal dont les rédacteurs sont à sa botte. Il est à gauche mais profite du conformisme bondieusard de son épouse. Rien ne lui résiste, ni l’aristocratie sans sou vaillant ni les escrocs au petit pied qui essaient de l’embarquer dans des contrats douteux ou mal ficelés. Mais un jour la tragédie arrive chez lui et l’oblige à choisir entre l’émotion du deuil et l’amour du profit. Que pensez-vous qu’il arriva ?

Claudia Stavisky a taillé à la hache dans le texte. On parle en effet trop dans ce théâtre où les amoureux roucoulent d’une façon monotone et où les crapules déversent leurs insanités d’une manière colorée. Mirbeau voit ses dialogues singulièrement allégés ! La soirée avance au gré de l’accumulation des objets, dans un décor d’Alexandre de Dardel. Tout semble d’abord épuré, et tout s’encombre peu à peu d’un portrait mégalomane du sieur Lechat et d’une série d’objets qui sentent la brocante de nouveaux riches : statue de guerrier romain, buste de Voltaire, mobilier qui n’a pas encore trouvé son emplacement… La musique gronde entre les actes. Le rythme est comme le cœur de l’avide pater familias : sans pitié.

Acteur au jeu raffiné et tendre, François Marthouret n’était pas a priori imaginable dans le rôle de Lechat le dévoreur. Pourtant, il incarne la canaille avec un bel allant et, tout en restant dans la violence autoritaire, donne au rôle une souplesse et une vitesse nouvelles. Il y a du chat chez ce Lechat. Marie Bunel change elle aussi de répertoire, en passant des rôles élégants et sensibles à une figure compassée et écrasée qu’elle assure avec une large palette d’humour. Leurs partenaires, Lola Riccaboni, Geoffrey Carey, Fabien Albanese, Éric Caruso, Stéphane Olivié–Bisson, Alexandre Zambeaux et Éric Berger, ne sont jamais d’une seule pièce ni isolés dans leur quant-à-soi mais toujours emportés dans le mouvement collectif et le jeu intérieur.

Mirbeau, comme certains des peintres qu’il aimait tant, s’est attaché à faire un portrait à charge. La mise en scène de Claudia Stavisky le modernise et fait bien exister le petit monde qui l’entoure.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes