Le temps des cerises bio

Interdits de diméthoate, insecticide dangereux, les producteurs prédisent un été « sans cerises ». Une alarme démentie par les cultivateurs biologiques, qui ont su s’adapter.

Patrick Piro  • 4 mai 2016 abonné·es
Le temps des cerises bio
© Patrick Piro

Début mai, Saint-Saturnin-lès-Apt, dans le pays du Luberon. Les cerises, de la taille d’un ongle, sont encore vertes dans les vergers de Jean-François Augier. De longs filets, enroulés sur leur câble comme des grands-voiles surplombent des rangs de fruitiers. Ils seront déployés dans quelques jours pour envelopper intégralement les arbres jusqu’au pied. Avec sa maille inférieure à deux millimètres, c’est une arme radicale contre drosophila suzukii. Cette petite mouche, subrepticement importée d’Asie dans quelque cale, a colonisé des vergers français à partir de 2010. Une hantise pour les producteurs : l’insecte pond dans les fruits, qui virent irrémédiablement à l’aigre. Si l’on ne fait rien, l’assaut peut compromettre une récolte entière en trois jours. Jean-François Augier, dont la cerise représente la moitié de sa production fruitière, a largement contribué à mettre au point la technique du filet au sein de la profession. Catégorie « bio ». En digne fils de son père, qui fut l’un des pionniers de l’établissement des labels « AB » en France dans les années 1980.

Un mois plus tôt, une dizaine de kilomètres plus au sud, c’est « massacre à la tronçonneuse » que jouent devant les caméras des dizaines de producteurs en colère. En quelques minutes, trois cents robustes cerisiers en pleine floraison sont débités et déblayés à la pelleteuse comme des déchets, dans une brutale allégorie du « suicide » des agriculteurs. « C’est désormais le seul moyen de lutter contre suzukii », clament ces producteurs. Catégorie « conventionnel ». Jusqu’à présent, ils combattaient la mouche au diméthoate, un insecticide très performant. Mais désormais interdit : dans un avis du 1er février, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a estimé que sa toxicité présente des « risques inacceptables » pour les consommateurs, les producteurs, les oiseaux et les mammifères. Cette molécule, qui persiste quelque temps sur les cerises après aspersion, est susceptible de provoquer des troubles neurologiques ou des cancers.

Autorisé par dérogation

Dans le piège du diméthoate

« Les exploitations conventionnelles sont hyper-spécialisées et investissent énormément pour rester concurrentielles. Mais que le prix d’un intrant bondisse, et c’est tout ce système productiviste qui s’écroule », explique Diane Pellequer, de la Fnab. La filière cerise est, dans ce cas, excessivement dépendante du diméthoate, dont le coût défie toute concurrence : 15 à 25 euros pour un hectare traité, cinq fois moins que d’autres pesticides moins toxiques mais sans référence pour la cerise, dix fois moins que le Musdo, autorisé en bio. Mais, plus que de l’efficacité de nouveaux insecticides, la filière conventionnelle s’inquiète de la concurrence « déloyale » : dans l’Union, seules l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Hongrie, la Pologne et la Slovénie ont aussi interdit le diméthoate. Pour calmer la profession, Stéphane Le Foll a actionné fin avril une clause « de sauvegarde » interdisant l’entrée en France de cerises provenant d’autres pays. Particulièrement visée : la Turquie, dont les fruits envahissent annuellement les étals européens.

L’opération choc du verger rasé a porté ses fruits médiatiques, générant une rafale de titres alarmistes. « Mangerons-nous des cerises cet été ? », « La cerise française pourrait disparaître », « Pénurie en vue »… Les prix pourraient grimper jusqu’à 50 euros le kilo, renchérissent les tronçonneurs du -Vaucluse, premier département pour la cerise avec près du tiers des tonnages produits en France.

Le diméthoate était déjà utilisé contre la familière mouche « de la cerise » – rhagoletis cerasi –, dont la population se trouve favorisée par le réchauffement climatique depuis quelques années. C’est pourtant une autre paire de manches avec drosophila suzukii, très active et présente toute l’année, dont les essaims voyagent facilement, contrairement à rhagoletis cerasi, qu’elle tend même à supplanter. Les producteurs conventionnels s’en sont remis assidûment au très efficace diméthoate à partir de 2012, selon des préconisations d’un ministère de l’Agriculture de plus en plus mal à l’aise avec une molécule déjà interdite sur les céréales depuis une décennie, et autorisée pour la cerise par une dérogation reconduite tous les ans. L’arrêt des pulvérisations avait été porté à 21 jours avant récolte (contre 7 jours auparavant) ou 14 jours avec des demi-doses.

« Nous avons été laissés sans normes strictes », critique Jean-Christophe Neyron, président de l’association d’organisations de producteurs (AOP) Cerises de France, qui s’abrite derrière l’attentisme du ministère. De fait, c’est l’Anses qui s’est alarmée de « l’absence de données » concernant l’impact du diméthoate sur la santé des consommateurs, étonnante lacune confirmée au niveau européen par l’Autorité de sécurité des -aliments (Efsa). Jean-Christophe Neyron défend pourtant la position de Cheminova, le fournisseur danois du diméthoate, resté sourd aux demandes d’information françaises sur la toxicité du produit utilisé sur les cerisiers. « Paris outrepasse les préconisations de l’Union européenne et exige de la firme des réponses spécifiques sur les résidus d’épandage alors que le dossier toxicologique est en cours de réévaluation pour l’ensemble des pays de l’Union jusqu’en 2018. » Et de juger excessive la prudence du ministère, qui a suivi l’Anses. « On a ouvert le parapluie politique… Nous ne faisons pas n’importe quoi avec les produits ! Nos parents ont cultivé avec le diméthoate, ils ont 80 ans et mangent des cerises depuis toujours. » Moue dubitative de Jean-François Augier. « Sur ma commune, je connais quatre cas d’agriculteurs décédés en quelques mois de cancers, tous producteurs de cerises… »

« La filière fruit a tardé à prendre la vague des conversions bio démarrée en agriculture vers 2010 », relève Diane Pellequer, chargée du secteur à la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab). Frédéric Guigou, arboriculteur à Maubec (Vaucluse), a tourné casaque à cette date. « De plus en plus inquiet avec les produits, j’ai progressivement engagé la conversion de toute mon exploitation. Jusqu’à une époque récente, on ne nous disait rien. Aujourd’hui, les histoires d’empoisonnement d’agriculteurs circulent. » Une hésitation, comme un embarras peu avouable. « Oui, j’ai utilisé du diméthoate… » Un jour, fausse manœuvre, il est pris de malaise.

Le circuit bio, la meilleure sortie de l’impasse

Pour sortir de la spirale productiviste, -Frédéric Guigou a aussi divisé par deux la surface de son exploitation, tombée à 20 hectares, dont 15 % en cerisiers. Trois variétés précoces, toutes récoltées avant le 10 juin, ce qui les expose peu à la mouche ravageuse, dont la population explose en général à partir de mi-juin. En circuit bio, qui rémunère mieux les producteurs (un tiers de plus-value supplémentaire), les vergers de Frédéric Guigou restent rentables jusqu’à 25 % de taux de rejet de cerises au triage, contre 10 % seulement en conventionnel. « Je me contente de poser des pièges à glu, six par arbre. »

Installé à Céret, le fief de la cerise en Pyrénées-Orientales, Alexandre Arnaudies est passé en bio dès 2001. Sous la pression d’un marché devenu plus exigeant depuis une dizaine d’années, il a « remonté » le calibre et la qualité gustative de ses fruits tout en conservant une grande diversité de variétés sur les 7 hectares de ses vergers pour se prémunir des aléas du climat et des ravageurs. Quelques « semi-précoces » flirtent, au moment de leur récolte, avec l’acmé de l’activité de drosophila suzukii. Alors, depuis 2012, le producteur expérimente. En plus des plaquettes gluantes, il équipe les arbres de nasses remplies d’un mélange de vinaigre, de vin, de sucre et de savon qui attire et noie les mouches. Il se permet un insecticide toléré en bio – deux passages par an maximum. Il a aussi essayé des pulvérisations à base d’argile, pellicule qui protège le fruit. « Ça s’enlève facilement, mais la cerise perd en -brillance. J’ai averti mes commerciaux, qui ont fait passer l’information : c’est un avantage en bio, les clients sont plus compréhensifs. Nous ne subissons pas le diktat du marketing conventionnel. »

Dans les filières fruit, où la vente directe est moins développée qu’en maraîchage, « les coopératives sont souvent des points de passage obligés pour la distribution, et il est nécessaire pour les producteurs de les pousser à organiser des circuits bio », souligne Diane Pellequer. Solébio est un exemple, regroupement de 50 arboriculteurs et maraîchers bio du sud-est de la France. Dont le secrétaire général est Jean-François Augier, grand partisan du filet à cerisiers à Saint-Saturnin-lès-Apt. « Certes, il faut être attentif à ne pas enfermer dessous des chenilles et les oiseaux qui s’en nourrissent, et veiller à introduire des coccinelles si des pucerons apparaissent. Mais c’est une protection très efficace, également contre la grêle et la pluie, qui ruisselle sur les mailles, évitant les moisissures en cas de temps très humide. »

Pourquoi les conventionnels ne lui emboîtent-ils pas le pas ? « Nous n’avons pas assez de recul pour juger de l’intérêt de la technique, qui de plus est trop chère pour nos vergers, dont la configuration n’est pas adaptée, tranche Jean–Christophe Neyron. Il faudrait planter de nouveaux arbres, qui ne produiront que dans sept ans. » C’est aussi la réponse d’Alexandre Arnaudies, dont les pratiques bio parviennent cependant à contenir les mouches, « probablement avec l’aide des grosses chaleurs et de la tramontane, que drosophila suzukii n’aime pas ».

Jean-François Augier ne produit pourtant pas à perte. Il s’est simplement creusé la tête dès 2008 face à la pression grandissante de la mouche de la cerise, avant même l’irruption de la mouche asiatique. « Je pensais jeter l’éponge. Comme je refusais les pesticides autorisés en bio, que je ne trouve pas écologiquement responsables car ils ne sont pas sélectifs, je ne m’en sortais plus. » Il rencontre des pommiculteurs bio, qui ont contré une chenille dévastatrice en couvrant les arbres de filets, et transpose la technique : il plante des cerisiers en palissage, conduite adaptée à l’installation et au déploiement de la couverture. La variété « sweetheart » s’y prête bien, et sa production, peu affectée par les hivers doux [^1] et tardive, est bien rentabilisée sur le marché « alors qu’il n’y a plus de cerises dans les jardins ». Il montre la facture de la couverture qu’il va installer début mai sur une parcelle aux plants parvenus à maturité cette année : 11 500 euros HT pour 450 arbres. Bilan : « Ramener à zéro le taux de perte en fruits compense l’investissement. » Qu’il compte faire durer une quinzaine d’années. S’il comprend les inquiétudes des producteurs conventionnels dans l’impasse du diméthoate, il sourit à l’idée de « la fin de la cerise française ». « Je produis des fruits sains, facilement vendus dans un circuit bio de plus en plus demandeur. Finalement, nous avons plus de soucis à nous faire avec le dérèglement climatique qu’avec les attaques de mouches. »

[^1] Comme la plupart des arbres fruitiers, le cerisier a besoin du froid hivernal pour assurer une bonne floraison.

Écologie
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