Loi travail : Les raisons d’un acharnement

François Hollande et Manuel Valls sont déterminés à ne rien céder aux opposants à la loi travail. Par respect des engagements pris auprès de Bruxelles ou par conviction libérale ?

Michel Soudais  • 18 mai 2016 abonné·es
Loi travail : Les raisons d’un acharnement
© JOEL SAGET/AFP

La scène remonte aux premiers jours de la contestation de la loi travail. Le 23 février, Manuel Valls était interrogé par un chef d’entreprise, auditeur de la matinale de RTL, qui lui demandait s’il résisterait à la « pression sociale ». « J’irai jusqu’au bout », avait répondu le Premier ministre. Promesse tenue, du moins jusqu’ici.

Ni le succès de la pétition en ligne « Loi travail non merci ! » (1,3 million de signatures), ni les multiples manifestations syndicales et étudiantes, ni la détermination des « nuitdeboutistes » à exiger le retrait du texte, ni les sondages indiquant que près de trois Français sur quatre sont opposés au projet de loi portée par la ministre du Travail, Myriam El Khomri, n’ont fait reculer le gouvernement. Au contraire. La semaine dernière, Manuel Valls a recouru au 49.3 pour court-circuiter le débat qui ne faisait que commencer à l’Assemblée nationale, et contraindre les députés de sa majorité à adopter le texte en première lecture. Un coup de force antiparlementaire qui a été à deux voix de provoquer une scission au sein du groupe socialiste et du PS quand 25 de ses députés et trois apparentés (dont deux MRC) ont signé le texte d’une « motion de censure des gauches et écologistes » avec trois ex-socialistes, dix députés du groupe écologiste, treize du groupe GDR (les dix élus du Front de gauche et trois ultra-marins), un radical et un ex-MoDem.

Cette tentative avortée de « changer de gouvernement » témoigne d’une divergence profonde au cœur même du parti présidentiel, lequel enregistre une nouvelle vague de départs et de démissions de militants exaspérés. Car le projet de loi El Khomri n’est pas seulement contraire aux orientations présentées par François Hollande en 2012 sur lesquelles les députés de sa majorité ont été élus. Ce texte contrevient aussi totalement à ce que la motion majoritaire adoptée l’an dernier en congrès à Poitiers attendait du gouvernement.

« Il faut rétablir la hiérarchie des normes : la loi est plus forte que l’accord collectif et lui-même s’impose au contrat de travail, pouvait-on lire dans ce texte signé par l’ensemble des ministres du gouvernement, Manuel Valls en tête. Si la loi peut permettre à des accords de déroger à ces dispositions, elle ne peut le prévoir dans les domaines relevant de l’ordre public social : salaire minimum, durée légale du travail, droit du licenciement, existence de la représentation du personnel. » Or, l’article 2 du projet de loi, qui en est le cœur et cristallise toutes les oppositions syndicales, fait l’exact contraire ; il casse la « hiérarchie des normes » sur la question sensible de l’organisation du travail et de la rémunération des heures supplémentaires.

Parallèlement au coup de force antiparlementaire, les manifestations hostiles au projet de loi font l’objet d’un encadrement policier sans précédent, enclenchant un cercle de violences et de répression que l’on n’avait pas vu depuis plusieurs décennies. Avec, depuis le week-end dernier, des interdictions administratives de manifester attentatoires aux libertés publiques.

Alors que le pays vit, comme le diagnostique le député frondeur Christian Paul, « la plus forte tension sociale qu’a connue la France depuis 1981, dans les périodes où la gauche est au pouvoir », le gouvernement souffle sur les braises. Le Premier ministre refuse tout compromis. Avec sa gauche. Mardi 10 mai, quelques heures avant que le conseil des ministres l’autorise à engager la responsabilité de son gouvernement, une ultime réunion de conciliation avec une délégation conduite par Christian Paul a échoué. Deux jours plus tard, juste avant le débat sur la motion de censure LR-UDI, Manuel Valls assurait aux sénateurs, majoritairement de droite, que le gouvernement serait « ouvert » à leurs propositions.

À vouloir passer à toute force ce projet, le plus régressif et antisocial du quinquennat, François Hollande et Manuel Valls ne font pas preuve d’entêtement, mais d’acharnement. Une obstination que nombre de députés socialistes ne s’expliquent pas. À un an de la présidentielle, la démarche leur apparaît suicidaire. Elle entérine le divorce entre ce que Manuel Valls présente comme « deux gauches irréconciliables », sur une ligne de fracture qui traverse le PS, aliénant à François Hollande, avec son aval, une partie de l’électorat qu’il essayait de reconquérir en lâchant quelques miettes de « redistribution ». Et elle « ouvre une brèche dans laquelle s’apprêtent à s’engouffrer tous les partis et les programmes de la droite, rêvant déjà d’une dérégulation encore plus forte du droit du travail », déplore la motion mort-née des gauches et des écologistes. Un défi au bon sens électoral ? Sans doute. Mais qui a ses raisons.

« Tout le monde semble avoir oublié que la France s’est engagée il y a deux ans sur des réformes structurelles en échange d’un peu d’air frais sur les déficits », avance Pouria Amirshahi. Le député de la 9e circonscription des Français établis hors de France, qui siège comme non-inscrit après avoir quitté le PS début mars, a voté la censure. Pour lui, François Hollande et Manuel Valls « respectent les engagements pris auprès de l’oligarchie et des technocrates de Bruxelles plutôt qu’auprès du peuple ». Ce qui leur vaut les encouragements de la Commission européenne, même si, comme l’a révélé son commissaire en charge de l’euro et du dialogue social, Valdis Dombrovskis, elle « surveille (sic) avec attention le débat politique » autour de cette loi. « Politiquement, estime Pouria Amirshahi, je pense qu’ils sont sincèrement convaincus, ou se sont convaincus, de l’obligation d’emprunter cette voie castratrice sous peine de perdre plus. »

« Je ne crois pas du tout que ce soit imposé de l’extérieur », nuance le syndicaliste Pierre Khalfa, sans exclure « la possibilité d’un deal » européen pleinement consenti. « En 2012, personne n’a forcé François Hollande à reprendre l’objectif de Sarkozy d’un déficit de 3 % en 2013, ou à ratifier le traité budgétaire », rappelle le co-président de la Fondation Copernic. Cette ratification constitue à ses yeux « le véritable tournant ». « À partir de là, Hollande ne pouvait aller que là où il est allé, et c’est le choix d’un néolibéralisme assumé dès le départ »,avec ses « trois piliers » que l’on retrouve dans « les politiques menées par tous les partis sociaux-démocrates en Europe : la baisse du coût du travail, la flexibilisation du marché du travail, et la réforme en profondeur de la protection sociale. »

« C’est le péché originel », abonde le communiste André Chassaigne. Le président du groupe Gauche démocratique et républicaine (GDR) compare cette acceptation à « une pelote de laine dont on tire maintenant tous les fils » : la flexibilisation, avec la loi de sécurisation de l’emploi issue de l’accord national interprofessionnel sur la compétitivité et l’emploi (ANI) ; le Crédit d’impôt sur la compétitivité et l’emploi (CICE) sans contrepartie ; la loi Rebsamen sur le dialogue social ; la loi Macron… « Le fil conducteur de tout ça, c’est le parti pris idéologique du social-libéralisme. Et face à l’échec patent de ces recettes, ils considèrent maintenant que c’est la protection des salariés qui est l’obstacle à la reprise économique. » À rebours de toute l’histoire de la gauche.

Derrière la réaffirmation par François Hollande, mardi matin sur Europe 1, qu’il ne « céderait pas » sur le projet de loi travail afin de conduire le pays vers « une social-démocratie à la française », « il y a l’idée d’une recomposition politique avec une partie de la droite qui suppose d’en finir avec un PS que lui comme Valls jugent encombrant », décrypte Pierre Khalfa. Une stratégie illusoire, analyse Pouria Amirshahi, inquiet de la pratique autoritaire du pouvoir et de la dérive sécuritaire qui accompagne cette conversion au libéralisme : « Ils pensent que leurs horreurs sont moins graves que celles de la droite. » Mais « le sursaut qu’ils espèrent d’un électorat qui en se bouchant le nez se sentirait contraint de voter pour eux » ne compensera jamais la dynamique d’une droite dont « la mobilisation a commencé par la Manif pour tous ».

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